Last updated on 4 octobre 2019
Dans les cendres des civilisations anciennes renaissent les Hommes sans le souvenir des temps jadis.
L’histoire des sociétés humaines n’est que naissance et mort et les vestiges de leur gloire fugace sont engloutis par les eaux, consumés par les feux, dévorés par les montagnes… Repris par la Terre. Nul n’a le souvenir de ceux qui ont marché hier sur ce chemin aujourd’hui parcouru, nul ne connaît les raisons de leur chute et nul ne peut entrevoir les jours futurs à l’aune de ce qui fut leur passé et sera leur destin.
C’est pourquoi l’humanité, inlassablement, se créait et s’écroule : un âge d’or succédant à un autre, une civilisation en supplantant une autre, au fil de siècles qui lui semblent permanents mais qui ne sont pourtant qu’un souffle au regard des âges de la Terre.
Ainsi les humains, réunis en civilisation, observent l’écoulement de leur temps, confiants et fiers, comme s’égrainant sur le fil d’un progrès constant à la fin duquel s’ouvriront les portes suprêmes de leur règne, ne souffrant plus des misères de leur condition ; résolvant pour toujours leurs frustrations animales.
Tel est le chemin des civilisations, telles sont les voies qu’elles décident de suivre : celle de croître en s’ornant des oripeaux d’un triomphe prétentieux qu’elles espèrent à jamais éternel. Telle est la façon dont elles décident de vivre, telle est la façon dont elles mourront.
Mais après celle-ci, y en aura-t-il une autre pour recommencer ? Combien de pas durera la danse des Hommes ? Et les prochains seront-ils meilleurs, espérant toujours obtenir plus d’aptitude à la conquête de ce qu’ils voudraient être afin de s’affranchir du cycle de vie et de mort qui touche, comme une maladie héréditaire, les civilisations qu’ils bâtissent avec constance depuis qu’ils marchent debout ?
Si seulement ces civilisations humaines savaient ce que furent celles qui les ont précédés, comment elles ont vécu, pensé et péri, alors elles pourraient entrevoir, furtivement, cette connexion globale qui détermine ce vers quoi tendent les époques successives des lieux qu’elles s’approprient.
Et pourtant, un jour, quelque part où le temps n’a de prise que sur l’état d’usure que les éléments enterrent, dégradent et affleurent, ces traces apparaissent pour ceux qui les regardent…
Ce jour venu annoncera l’Anthropollymie : le moment où le règne humain s’achèvera.
Des illusions humaines
1:9 – Tout ce qui fut, sera de nouveau car ce qui s’est produit se reproduira ; tout s’efface et recommence chez les Hommes.
1:10 – Et si l’un présente une chose comme nouvelle, soyez certain qu’elle a existé auparavant.
1:11 – Mais chacun oublie ce qui est passé comme le futur oubliera le présent.
Cleiactesse, Virel
L’histoire de cette civilisation commence bien des siècles après la fin de la nôtre ; au milieu d’un désert où, de l’étouffant silence, s’élèvent parfois des vents brûlants charriant des nuages de sable fin.
Là, un groupe d’humains s’affaire à la construction d’une tour en composite métallique, haute de quelques dizaines de mètres, destinée à supporter une foreuse. C’est une construction complexe et laborieuse, rarement couronnée de succès et comportant souvent d’innombrables imprévus avec lesquels il faut savoir composer, au fur et à mesure qu’ils se révèlent. Mais l’homme qui supervise le chantier, celui-là même qui a prospecté ici, en est certain : en dessous de cette rocaille dure et sèche, se trouve une cavité qui s’étend sur plusieurs centaines d’hectares. Bientôt, du puits de forage, s’écoulera le précieux détech : un liquide épais, d’un vert scintillant, élément moteur du tournant historique qu’a connu leur civilisation sur le chemin du progrès technologique.
Le chef du chantier, Héver Bionn, un jeune homme à la peau brunie par le soleil, dont la chevelure brune épaisse commence déjà à blanchir, est sorti de l’école quelques mois auparavant. Aussitôt employé par la firme Lotta, laquelle possède le monopole de l’exploitation de cette ressource découverte cent ans auparavant et commercialisée sous le nom de BioCarb, Héver doit maintenant faire la preuve de ses compétences. Il est confiant car l’interprétation des appareils de relevé lui a indiqué qu’un gisement énorme de détech s’étend sous leurs pieds. Il sait également que le désert de son pays, appelé Terre Brûlée, est caractérisé par la présence de ces gisements et particulièrement cet endroit, qui longe la ligne d’aérodos sud entre les villes de Bibloia et d’Extacité.
Une vigie robotisée, communément appelée « astecs » par contraction « d’assistant technique », prévient les Hommes que des vents de sable arrivent. Héver coule sa tête dans le casque de sa combinaison en écailles de synthèse dont l’architecture et la composition empêchent l’abrasion et la friction de sorte que les grains de sable glissent sur le tissu sans s’y accrocher. D’ailleurs, toute la machinerie de l’exploitation est composée de superalliage respectant cette architecture composite, permettant de réduire l’entretien nécessaire et d’assurer leur efficacité, même en pleine tempête de sable.
– Ta combi est pas ventilée Héver ? ironise jovialement l’une de ses cheffes de groupe en voyant les gouttes de sueur perler sur son front.
Héver a beau être certain de la présence du détech, il n’en reste pas moins nerveux car c’est son premier chantier et le calendrier arrive à échéance ; il ne peut retarder l’extraction sous le prétexte d’une tempête de sable imminente et ordinaire. Après s’être assuré que toutes ses équipes sont prêtes, il ordonne la mise en œuvre du programme de forage tandis que le vent commence à balayer la surface des roches découvertes dans la cavité qu’ils ont creusée.
Les machines se mettent en branle : la tête foreuse tourne sur elle-même à une vitesse de plus en plus grande tandis que, progressivement, le bras s’abaisse au-dessus de la roche. Héver retient son souffle et passe machinalement le revers de sa main contre la vitre de son casque dans l’idée vaine d’ôter la sueur qui lui coule dans les yeux, aussi bien que le sable et la poussière qui emplissent désormais les airs.
Le superalliage entre en contact avec la roche, un grincement abominable se superpose au sifflement du vent et le sol se met à trembler. La foreuse s’enfonce ; elle ne fait pas dix mètres que déjà un écoulement vert déborde autour du bras. Les membres de l’équipe hurlent de joie dans leur casque, brandissant les poings en l’air à travers la tempête ou s’empoignant en accolades d’allégresse.
Héver soupire profondément pour relâcher la tension nerveuse. La vue de cet écoulement de détech est tellement réconfortante. Il applaudit de ses mains gantées et, sans se départir du sourire qui illumine son visage, crie aux ouvrières dans le casque de sa combinaison : « C’est bien les filles ! C’est bien ! On peut être fiers ! Allez, on a encore du boulot : on s’y remet ! ».
Héver aida ses équipes à mettre en place l’extracteuse de détech tandis que le vent et le sable s’amenuisaient. Progressivement, les environs redevinrent ce désert ardent à l’asphyxiant silence soutenu par le tumulte vrombissant des machineries humaines.
Ils travaillèrent jusqu’à la tombée de la nuit ; jusqu’à ce que les machines puissent prendre la relève des ouvrières sans avoir plus besoin de leur surveillance.
Et, plus loin, sous les tentes d’écailles synthétiques, à l’abri des éléments et du climat, une petite fille de bientôt onze ans attend le retour de sa maman avec impatience pour lui montrer ce qu’elle a découvert.
Dans le désert du soir, lorsque l’air se rafraîchit et que résonnent encore le tremblement des machines et les voix des ouvrières, durant ce laps de temps où il ne fait ni trop chaud, ni trop froid, la fillette est sortie en douce de leur habitat pour mener ses propres extractions.
À l’image de sa mère, Umma, ouvrière sur le chantier d’Héver, elle s’est aventurée au-delà des tentes et a creusé dans le sable pour trouver du détech à son tour. Et ce que ses petites mains d’enfant ont sorti, du fond du sable, est une chose qu’elle n’a jamais vue auparavant.
C’est un objet plat, épais de seulement quelques millimètres, qui se fléchit et se tord, égratigné par le sable, composé de deux surfaces différentes, dont l’une, constellée de fissures, réfléchit son visage poupin comme un miroir sombre.
Orvelte Evursi, enfant, avait découvert les vestiges d’une civilisation disparue, et c’est ainsi qu’elle passa sa jeunesse dans le désert d’Extacité à fouiller le sable brûlant du désert dans l’espoir de trouver une explication quant à l’origine de cet objet insolite, tandis que sa mère et les ouvrières engagées par Lotta exploitaient les gisements de détech.
Et si la mémoire humaine fonctionne de cette étrange façon qui consiste à tout oublier pour ne garder que des bribes de souvenirs choisis par elle et remodelés à sa convenance, celle d’Orvelte avait choisi de retenir cette découverte comme l’un des points de construction de son identité.
Lorsqu’elle poursuivit ses recherches dans le sable, les jours, puis les semaines et enfin les mois suivants, elle ne trouva aucun objet similaire. Aussi, son cerveau occulta l’enchaînement quotidien des jours et des nuits et l’esprit de la petite Orvelte ne resta lié qu’à cet événement ; souvenir ravivé chaque fois qu’elle posait les yeux sur cet objet étrange.
En outre, elle prit l’habitude de tenir plus ou moins assidûment un journal de ses fouilles, dont elle ne consultait les pages antérieures que pour mieux construire un schéma mémoriel de ses journées. Toutefois il y a des événements de vie qui n’ont pas besoin d’être consignés pour laisser une profonde empreinte dans la mémoire humaine. Parfois même, ils sont si marquants qu’ils laissent derrière eux une myriade de détails rendant ce lointain moment plus vivace et précis que n’importe quel autre hier.
Orvelte avait treize ans. C’était sa dernière année d’innocence où l’insouciance enfantine l’autorisait à ignorer les convenances sociales et à porter des loques informes mais confortables, ne permettant de l’identifier ni comme un garçon, ni comme une fille.
Ce jour-là avait commencé comme les centaines d’autres avant lui : un matin brûlant au milieu d’un désert rouge, sous une tente dont la blancheur éclatante et la composition en écailles de synthèse réverbéraient les rayons solaires, les yeux plongés dans l’obscurité qui régnait paradoxalement sous ces curieux habitats temporaires.
Une semaine s’était écoulée depuis le dernier réapprovisionnement et c’était au tour d’Umma d’accomplir cette tâche. Orvelte et sa mère partirent donc en aérodos jusqu’à un entrepôt de la firme Lotta, perdu et isolé aux portes ouest de Terre Brûlée.
De ce qu’Orvelte savait, c’était ici que le détech était acheminé mais elle ignorait jusqu’à l’aspect intérieur de l’entrepôt. Sa mère ne faisait jamais atterrir l’aérodos ; il planait à hauteur d’une plateforme, les ouvriers déchargeaient le contenu de l’engin et chargeaient de nouvelles caisses, puis Umma repartait en sens inverse.
À cette époque, les aérodos n’étaient pas encore très aboutis et le bruit du moteur à répulsion magnétique conjugué à l’amplificateur de champ magnétique rendaient les conversations impossibles. Orvelte se souvenait du bruit mais aussi de l’odeur : pour elle, les voyages en aérodos faisaient flotter dans l’air une odeur de vieux fer oxydé qui imprégnait ses narines pour le restant de la journée.
Sur le chemin du retour alors que l’aérodos arrivait près du campement, une ligne de petites fourmis colorées s’était découpée sur le sable. Umma était une bibloienne ; elle était intelligente, curieuse et, comme tous les Bibloiens, naturellement altruiste. Elle fit donc descendre l’aérodos pour l’approcher des humains qui lui faisaient de grands gestes d’appels au secours.
Orvelte se souvint que l’aérodos planait au-dessus du sol tandis que sa mère en était descendue dans le bruit infernal. Elle la revoyait clairement discuter avec les hommes et les femmes puis leur montrer la direction du campement. Elle se souvenait ensuite qu’Umma était partie voir Héver immédiatement après l’atterrissage et que ses traits habituellement affables étaient devenus soucieux. Lui aussi était un Bibloien, bien qu’il ait quitté sa région natale pour vivre à Technologia.
Les hommes et les femmes du désert étaient arrivés et les ouvrières avaient toutes quitté le chantier pour venir à leur rencontre, leur donner des vivres et leur faire une place dans leur tente respective.
Umma avait accueilli dans la sienne une jeune femme blonde aux cheveux courts coupés très maladroitement. Elle était apparue dans la pénombre et Orvelte se souvenait de la crasse qui creusait ses traits tirés et émaciés. Elle serrait contre elle une enfant de cinq ou six ans qui, étrangement, semblait inébranlable. C’était ce dont se souvenait Orvelte : l’enfant se tenait bien droite aux côtés de sa mère, collée devant ses jambes, soutenant le regard d’autrui sans ciller, de ses grands yeux couleur noisette.
Orvelte ne se souvenait plus de son prénom. Elles avaient pourtant joué ensemble car sa mère le lui avait demandé, sans doute pour pouvoir discuter seule avec la mère de l’enfant.
Le lendemain, une cohue de voix et de cris avait réveillé Orvelte. Il était tôt et pourtant elle se trouvait seule dans la tente obscure… L’atmosphère était étrangement lourde et grave, Orvelte savait que quelque chose d’anormal était en train de se produire.
Elle se souvenait encore des éclats de voix qui charriaient colère et chagrin, de la sensation de brûlure lorsque ses yeux avaient dû s’habituer à la vive lumière qui rayonnait sur le désert, et de la chaleur du sable qui faisait onduler l’air près du sol.
Un sol rouge et brillant, plus rouge et plus brillant qu’il ne l’avait jamais été ; un sol rouge poisseux… Quelqu’un avait renversé de l’eau et l’eau avait pris la couleur rouge du désert, elle était devenue chaude et visqueuse. C’était une idée absurde, mais c’était la seule explication que son cerveau avait formulée pour donner de la cohérence à cette scène surréaliste.
Umma avait vu sa fille sortir de la tente, observer les environs sans comprendre puis la chercher des yeux. En les trouvant, la mère avait fait comprendre à sa fille d’un regard qu’il fallait qu’elle retourne immédiatement sous la tente et sa fille avait exécuté l’ordre sans demander son reste.
La tension qui régnait au milieu du campement était à son paroxysme et Umma espérait que ses nerfs continuent de faire trembler ses membres ; que le feu de sa colère persiste à brûler… Sans eux, elle se serait effondrée sur les corps sans vie de ceux qu’ils avaient accueillis la veille et que la milice primordialiste venait d’abattre.
Des croyants pourchassés et exécutés par d’autres croyants en raison de leurs dissensions religieuses. Une absurdité d’autant plus cruelle que leurs convictions étaient toutes deux issues d’un même dogme prêché par un même humain dénommé Ille.
L’illeisme était une religion fondée sur la croyance en deux principes théistes : deux divinités créatrices, l’une étant un principe mâle appelé « Pat » ; l’autre un principe femelle appelé « Mat ». Ces divinités n’étaient pas pensées de manière anthropomorphique et les illeistes rendaient hommage à ces deux principes en tant qu’entité complémentaires hors des dimensions et des conceptions terrestres qui, de ce fait, ne pouvaient avoir de représentation autre que symbolique.
À l’origine, donc, les illeistes étaient bithéistes et vénéraient Ille comme l’humain qui avait montré la voie. Toutefois, après sa mort, certains fidèles commencèrent à prêcher l’idée d’une hiérarchie divine et c’est ainsi que les illeistes se scindèrent et s’opposèrent en primordialistes et équithéistes.
Si les premiers reconnaissaient la complémentarité des deux principes théistes, ils prônaient en revanche une hiérarchie divine. Pour eux, l’une des forces divines devait se subordonner naturellement à l’autre en tant qu’il est son complément indissociable. Or, ils affirmaient que le Pat est le contenant de la Mat ; le principe théiste primordial sans lequel le second ne peut exister et dans leur cosmogonie, le Pat existait seul puis se scinda et engendra la Mat. Or, les mâles incarnent le pouvoir du Pat sur Terre ce qui justifie et légitime le pouvoir naturel des hommes sur celui des femmes, aux yeux des primordialistes.
Un autre désaccord important était celui de la place qui revenait à Ille et aux ministres du culte. Pour les primordialistes, Ille était un homme envoyé sur Terre par le Pat pour guider les êtres humains sur le chemin de la vérité et les chefs spirituels de l’illeisme, appelés « Grand Pat », étaient de la même façon les incarnations terrestres du Pat.
Les croyances primordialistes étaient compilées dans un ouvrage intitulé Virel, lequel s’avérait être un ensemble de préceptes moraux plus ou moins cohérents et d’explications cosmogoniques fondées sur la croyance en un Plan Divin Supérieur, à la connaissance duquel les Hommes ne pourraient accéder qu’au terme de leur existence. Grâce à la survivance de leur atme, ils se rapprocheraient après leur mort d’un niveau de conscience supérieur, plus proche du Pat, s’ils s’en étaient montrés dignes dans leur vie terrestre, ou, à défaut, d’un niveau inférieur, plus proche de la Mat.
Les équithéistes réfutaient la thèse primordiale dans sa totalité. Ils prônaient à l’inverse un équilibre égalitaire parfait entre les deux principes théistes, affirmaient que chaque être vivant est aussi bien constitué du Pat et de la Mat et assuraient qu’aucun fidèle n’avait besoin d’un intermédiaire pour se rapprocher du divin et comprendre le message d’Ille, une femme qui n’était ni vénérée, ni considérée comme une déesse ou un prophète, mais comme une éclairée qui avait montré la voie.
Les équithéistes accusaient les primordialistes de prêcher un monothéisme déguisé et de détourner à leur profit les enseignements d’Ille afin d’asseoir leur pouvoir politique et économique sur la population de Fernac. Ils se disaient également être les détenteurs du testament d’Ille dans lequel elle prévenait ses disciples que sa pensée serait modifiée à des fins d’instrumentalisation et dans lequel elle confirmait le principe équithéiste.
Les primordialistes accusaient quant à eux les équithéistes d’être des blasphémateurs, des mystificateurs et des faussaires dont la seule volonté était d’instaurer le déséquilibre social et religieux pour mener l’humanité au chaos. Ils prétendaient enfin que Virel avait été rédigé pour les Hommes par Ille lui-même afin qu’ils suivent scrupuleusement son enseignement.
Le conflit entre les deux doctrines religieuses était ainsi aussi vieux que l’illeisme lui-même. Elles avaient connu des périodes de cohabitation forcées, d’affrontements tacites, de prosélytisme concurrent comme de franche hostilité, mais en 673 après Ille, le Représentant de la République Fédérale de Fernac, Jack Atout, décida d’en finir avec les guerres de culte.
Sur les conseils de son ami et conseillé, le Grand Pat Samade 1er, ministre du culte primordialiste – dont l’élection fut âprement dénoncée par plusieurs Sous-Pats qui, par une étrange coïncidence, embrassèrent la mort la veille de son avènement – Jack Atout fit du primordialisme la seule et unique croyance admise par la République Fédérale de Fernac. Par conséquent, l’équithéisme était interdit et les équithéistes furent pourchassés, convertis de force ou exécutés par la police primordiale.
La population fernacienne ne s’en défendit pas, soit parce que le primordialisme leur avait été inculqué dès le plus jeune âge, soit par désintéressement. Les habitants de Technologia et de Bibloia, notamment, ne portaient absolument aucun intérêt pour les questions religieuses. En revanche, le massacre d’êtres humains sans défense leur était intolérable.
Les équithéistes réfugiés dans le campement des ouvriers de la firme Lotta venaient de Démocité, la cité de Fernac qui comptait à l’origine la plus grande concentration de fidèles équithéistes. Ils avaient fui la ville plusieurs mois auparavant, lorsque les représentants Démociens équithéistes avaient été contraints d’abandonner leurs fonctions et que le reste de la population démocienne se soumettait au primordialisme.
Ils avaient parcouru des centaines de kilomètres à pied avant de se retrouver ici, en plein désert, et d’être sauvagement assassinés à l’aube par la milice religieuse appelée Examination.
La milice de Samade avait abattu ceux qui se trouvaient dans les premières tentes dès leur arrivée, mais leur progression se trouvait désormais empêchée par les ouvrières ainsi que deux astecs de défense, suffisants pour protéger les intérêts de Lotta d’éventuels voleurs de détech, mais inefficaces face à une troupe religieuse.
Héver avait pris la tête de l’opposition physique. Il était petit et trapu et s’il avait tendance à l’embonpoint, ses mains étaient aussi larges que des battoirs. De même, ses bras et ses cuisses étaient des amas de muscles aussi gonflés que des ballons. Face à sa peau de cuivre, ses yeux noirs et sa combinaison sale d’ouvrier, se trouvait son exact opposé : un homme maigre et noueux, vêtu d’une fastueuse tenue composée de longs drapés colorés et brillants, taillés pour un personnage d’au moins vingt centimètres de plus qu’Héver, à la peau pâle, aux cheveux clairs et aux yeux d’un bleu glacé placés sous des sourcils broussailleux éternellement froncés.
Manifestement, la vue du carnage d’êtres humains qu’il avait commandé à ses sous-fifres le laissait absolument indifférent et seule la gêne occasionnée par Héver et ses ouvrières semblait le perturber.
– Je suis Iftaquane Grimastal, Grand Examinateur, seul dépositaire du pouvoir de juger les crimes anti-illeistes. Je vous somme de nous laisser inspecter votre campement aux fins d’appréhension de dangereux criminels qui se sont réfugiés chez vous, j’ose supposer, à votre insu…
– Vous venez de les abattre ! cracha Héver avec une férocité telle qu’Iftaquane oscilla légèrement.
Son regard hautain se posa sur les environs ; les ouvrières avaient adopté la même attitude que leur chef de chantier et n’attendaient qu’un signe pour se battre à mains nues. Des femelles hystériques prêtes à mordre comme des sauvageonnes sur ordre du mâle dominant, comme tout cela était risible pour Iftaquane dont le regard s’assombrit de nouveau lorsqu’il se braqua dans celui d’Héver.
– Je vous ordonne de nous laisser inspecter votre campement ou vous serez considérés comme complices et exécutés, comme nous y autorise la promulgation de l’état de crise fédérale exceptionnelle.
– Je ne suis qu’un chef de chantier, grinça Héver sans parvenir à détendre les muscles de sa mâchoire. Laissez-moi contacter ma hiérarchie pour leur demander si les primordialistes peuvent avoir accès à un site d’extraction de détech, hautement sensible. Je suis sûr que madame Fritup aura son avis sur la question.
Cette fois, le trouble fut si grand pour Iftaquane qu’il se raidit et se pâma en même temps. Rose Fritup. Oser faire appel à la menace d’une telle… énorme femme dont l’emprise commerciale et économique était à ce point démesurée que le Grand Pat lui-même craignait de s’attirer les foudres de cette… cette énorme et détestable femme autoritaire ! Quelle ignominie !
De violence et pour contenir son émotion, il lança son poing en l’air comme s’il eut voulu saisir une mouche invisible et la broyer entre ses doigts. Il leur tourna le dos avec prestance, drapé de son humiliation, et quitta le campement suivi de sa milice armée.
Ils restèrent plusieurs jours à proximité, guettant avec un vain espoir l’évacuation des survivants équithéistes, jusqu’à ce qu’une délégation de la firme Lotta se rende sur place pour évaluer la situation et, par sa seule présence, les contraigne à se retirer.
L’équipe d’Héver ne sut jamais quelles retombées cet incident eut sur les relations entre le Primordialisme et la Fritup Corporation, dont Lotta n’était qu’une succursale, mais il ne faisait aucun doute que madame Fritup ne se soit pas vengée, d’une manière ou d’une autre. Non seulement Rose était une équithéiste convaincue mais, de surcroît, son amour pour le pouvoir et le contrôle était pour elle un absolu que rien ni personne ne pouvait enfreindre. Son empire économique lui assurait d’être plus puissante qu’aucun Grand Pat ne le serait jamais et elle se devait de réaffirmer, sans cesse, cette position.
Les ouvrières purent ainsi profiter du retrait de la troupe primordialiste et des mouvements d’aérodos provoqués par l’arrivée de la délégation pour évacuer discrètement les réfugiés survivants.
Orvelte ne se souvenait pas du jour où elle avait dit au revoir à la petite fille aux yeux noisette et sa mémoire avait aussitôt essuyé les traits et les détails des cadavres ensanglantés qui avaient jonché le désert ce curieux matin.
Sa mère avait fini par lui fournir une explication toute relative, à grands renforts d’euphémismes, mais n’avait pu s’empêcher de jurer contre ces « connards de religieux » avant de s’effondrer. C’était l’une des rares fois où Orvelte avait vu sa mère pleurer et cette image l’avait profondément marquée. Cet épisode avait sans aucun doute conforté son propre sentiment agnostique comme son désintérêt pour les croyances religieuses. D’une certaine façon, cette épreuve de vie avait renforcé sa passion pour l’Histoire : fouiller le sable du désert à la recherche d’indices sur une civilisation devenue inexistante avait le pouvoir de libérer son esprit des douleurs provoquées par le présent.
C’est ainsi qu’elle choisit de devenir historienne afin de rester pour toujours à l’abri dans l’univers mental construit par sa profession, à la recherche des civilisations disparues, en dehors du temps.
Les contemporains d’Orvelte savaient que des peuples avaient précédé le leur et avaient vécu sur ce territoire qu’ils appelaient Fernac. Les cinq cités autonomes s’étaient d’ailleurs érigées sur leurs ruines, innombrables et apparentes, et certains lieux du pays étaient encore emplis d’un amas de débris et d’objets qui étaient récupérés et recyclés dans des Centres de Récupération de Matériaux, ou CRM.
Toutefois, si les ouvriers qui exploitaient les CRM déterraient quelque chose d’inhabituel, ils avaient ordre d’avertir leur hiérarchie sans délai afin qu’elle saisisse à son tour le conseil de Bibloia, lequel avait la charge de déterminer s’ils étaient en présence d’un vestige archéologique d’une importance telle qu’il nécessitait la mise en place d’un chantier de fouilles. Mais cela n’arrivait que très rarement.
Au regard du nombre d’années qui séparaient les civilisations précontemporaines à la leur, l’action du temps avait eu raison de leur héritage matériel. Aussi il était assez fascinant de retrouver, enfoui sous la végétation et la terre, des objets parfois en bon état parce que composés de verre, d’inox et de plastique. À ce titre, les laboratoires d’histoire de Bibloia regorgeaient de bouteilles en verre et de tessons ; de piles électriques ; d’armes et de différents types de cartouches ; de divers outils en métal et en plastique ; et même des composants électroniques.
En revanche, les données historiques concernant ces peuples étaient très pauvres et la question n’intéressait que les historiens de Bibloia comme Orvelte. Après la découverte de l’objet étrange qu’elle portait toujours sur elle comme une amulette, ses recherches menées en amateur du temps où sa mère travaillait sur les chantiers d’extraction de détech lui avaient permis de mettre à jour quelques objets d’importance pour la compréhension des sociétés dites « précontemporaine » et notamment un moteur de véhicule et un tableau électrique, tous deux dans un état de conservation admirable.
À quatorze ans, Orvelte apportait du désert la matière première permettant d’affirmer que les civilisations précontemporaines avaient atteint un degré de technicité proche du leur, bien que fonctionnant sur des fondements énergétiques tout à fait différents dans la mesure où les Fernaciens ne connaissaient pas le pétrole et utilisaient, en lieu et place, le détech. De même, ils ne généraient pas leur électricité avec le vent, l’eau, ni même la fusion nucléaire, mais simplement avec des aimants, des catalyseurs d’ondes électromagnétiques et autres condensateurs de champs.
Devenue adulte, Orvelte fut déterminée à inspecter chaque recoin du désert de Terre Brûlée. Elle profita de ses études supérieures à Bibloia pour mener à bien son projet ; si des objets précontemporains se trouvaient épars sur le territoire de Fernac, qui sait ce que le sable cachait encore ! Ailleurs, les conditions de conservation étaient épouvantables ; dans le sous-sol du désert, elles étaient optimales : à l’abri du vent, de la lumière et de toute humidité. Ce n’était d’ailleurs pas pour rien que la ville d’Extacité, construite aux portes de Terre Brûlée, restait le plus grand CRM de l’histoire de Fernac.
Grâce aux liens qu’elle avait avec Lotta par l’intermédiaire de sa mère, elle réussit à faire équiper le département d’Histoire de Bibloia par les vieux astecs de prospection et d’extraction de détech, dont les programmes furent reparamétrer pour la recherche archéologique. De la même façon, elle fit racheter à bas prix l’équipement nécessaire à la vie dans le désert de Terre Brûlée : tentes, combinaison thermorégulée, aérodos, etc.
Les fouilles qu’elle y mena durant son doctorat lui permirent de mettre à jour la découverte la plus importante de sa discipline : une sorte de ville fortifiée souterraine de quelque cinquante mètres de profondeur, comprenant vingt-cinq appartements circulaires, plusieurs niveaux de parties communes et même un jardin et une plage artificielle. Il était évident que des individus avaient vécu ici durant une longue période et on retrouva les traces manifestes d’une occupation humaine suivie d’une désertion : de la moisissure, du mobilier abîmé ou cassé, des signes de destructions volontaires ou naturelles, des squelettes humains et des coprolithes, etc.
Le chantier archéologique tourna sans interruption pendant cinq années durant lesquelles plusieurs équipes bibloiennes se relayèrent. Le site fut nommé A1 et alimenta une multitude de rumeurs et de théories plus ou moins sensées sur les civilisations précontemporaines. Du matériel fut perdu, certainement volé pour être revendu, si bien que des astecs de surveillance furent installés dans chaque niveau.
Les professionnels comme les amateurs d’Histoire spéculèrent longtemps sur les implications d’une telle cité souterraine. Les humains des civilisations précontemporaines vivaient-ils sous terre ? Étaient-ils inadaptés à la vie en surface ? Ou bien était-ce le tombeau d’un roi enterré avec ses domestiques ? Peut-être le temple d’une divinité chthonienne ? Était-ce une sorte de prison pour inadaptés sociaux, ou un centre de vacances, ou bien un moyen atypique de faire face à la crise de logements dans une mégapole… Toutes les explications étaient possibles et certains affirmèrent le plus sérieusement du monde qu’il pouvait s’agir d’un vaisseau spatial qui se serait encastré dans le sable du désert et aurait apporté les humains sur Terre…
Orvelte laissa aux autres le plaisir de se montrer plus intelligent que son condisciple en élaborant à la hâte des théories qui ne reposaient que sur des extrapolations et, tandis qu’ils inspectaient les étages de vie, elle préféra s’intéresser à la bibliothèque.
C’était l’endroit le plus petit et le plus austère de toute la structure. En outre, il était évident qu’il n’avait pas dû être beaucoup fréquenté : il était propre, ordonné et aucun ouvrage ne manquait sur les étagères. Par malheur, il était situé sous l’étage comprenant la plage artificielle et des infiltrations d’eaux avaient saccagé les œuvres rendues illisibles par l’humidité et les moisissures. En découvrant ces étagères noircies, ces pages dévorées et ces tranches boursouflées de moisissures blanches et ocres, Orvelte eut envie de pleurer.
Des rayonnages entiers qui avaient dû accueillir des œuvres sans nul doute déterminantes pour la compréhension de cette civilisation, réduites à néant par une plage artificielle… Avec la solennité d’un prêtre accompagnant un mourant, elle ôta chaque livre de son rayon et les inspecta un à un, pour juger de leur état. Et elle put lire leur couverture avant qu’ils ne se désagrègent complètement : des traités de philosophie, de mathématique, d’art et de littérature, de gastronomie ou encore de polémologie… Tous les espoirs d’Orvelte de comprendre les civilisations précontemporaines furent anéantis. Elle finit par trouver le seul livre exploitable de toute la bibliothèque, Le Petit Dictionnaire Illustré, et retourna à Bibloia pour l’étudier.
En dépit du fait que certaines pages demeuraient illisibles à cause des dommages causés par l’humidité, son étude permit de comprendre le langage de ce peuple précontemporain, lequel n’était finalement que peu éloigné de leur propre système scriptural. Orvelte pouvait même affirmer que la langue fernacienne avait comme origine celle du Dictionnaire. Elle proposa le premier dictionnaire fernacien-précontemporain de l’histoire de Fernac et comprit alors ce que signifiaient les écritures placées au fronton du site archéologique A1 : « bunker survivaliste ».
Lorsque ses études s’achevèrent, elle soutint la thèse selon laquelle la civilisation précontemporaine avait pu affronter une catastrophe d’origine indéterminée qui avait quasiment anéanti la vie sur Terre ainsi que l’Humanité. Certains avaient pu se réfugier dans ce genre d’abris et, en en sortant quelques années plus tard, ces humains avaient recoloniser le territoire de Fernac. Ceci faisait de la civilisation précontemporaine l’ancêtre de celle de Fernac et la thèse fut rapidement corroborée par une multitude d’autres études. En revanche, la question de savoir quelles étaient les causes de la destruction de la civilisation pré-contemporaine restait sans réponse. Et c’est sur ce sujet que la discipline historique se concentrait désormais.
Orvelte Evursi devint l’une des plus éminentes historienne de Fernac et, mieux encore, elle sut ce qu’était le vestige archéologique qu’elle avait découvert par hasard vingt ans plus tôt ; une chose qui, semblait-il, avait été d’une extraordinaire banalité et d’un usage absolument nécessaire à ce peuple si l’on en jugeait par l’article et le nombre d’occurrences faites à cet objet : un ghost quantum, anciennement appelé « ordiphone », « smartphone » ou, plus ancien encore, « téléphone portable ».
De ce qu’Orvelte avait pu comprendre en consultant soigneusement les fragiles pages de papier jauni, maculées de taches plus ou moins sombres, dont les rebords présentaient chacun des irrégularités, des écornures et des déchirures, cet objet avait été un outil multifonction qui organisait littéralement la vie des précontemporains.
Les Fernaciens avaient un objet similaire, appelé biodex. Il s’agissait d’un petit boîtier métallique connecté à une plaque sous-occipitale dont la connectique se greffait au tronc cérébral de son porteur. Tous les habitants de Fernac en étaient nécessairement pourvus dès la fin de leur maturité à défaut de ne pas exister, socialement parlant.
Associés à une puce biométrix installée sous le derme de l’avant-bras, les biodex permettaient la compilation de diverses données biométriques et personnelles nécessaires pour vivre et circuler dans le pays. Mais plus encore, suivant les modèles et les ajustements qu’on pouvait y apporter, ils permettaient de manipuler et stimuler directement les connexions synaptiques du cerveau, rendant possible non seulement une connexion cérébrale à l’entrâme, un réseau d’informations codées, mais également une amélioration des capacités cognitives grâce aux Ajusteurs de Réalité Améliorée, ou ARA, que l’on y fixait.
Cette technique reposait sur la découverte d’une nouvelle catégorie d’ondes : les ondes arpa. Alliées aux découvertes considérables faites sur le cerveau humain, les biodex devenaient capables de créer des informations cérébrales à partir de la captation de données transmises par les ondes arpa.
Par la stimulation des neurones, le biodex et les ARA pouvaient induire des sensations visuelles, auditives et sensorielles, donnant ainsi l’illusion, cérébralement construit, qu’un message s’affichait devant nos yeux ou que l’on entendait une voix, que l’on sentait une odeur ou une main se poser sur notre épaule. Les biodex permettaient également de transmettre des souvenirs ou des pensées sur le réseau immatériel de l’entrâme. Et pourtant, cela ne garantissait en rien que ces souvenirs soient restitués d’une manière plus fidèle que ne l’aurait fait le cerveau, seul. Car tout passait toujours par lui.
Finalement, placer des souvenirs sur l’entrâme était aussi fiable que de relire une page de journal intime ou retrouver une vieille photo : on se souvenait soudain d’une tranche de vie passée que l’on avait oublié parce que notre cerveau ne le jugeait pas déterminant pour ce que nous étions à cet instant. Ce souvenir aurait pu tout aussi bien ne pas être le nôtre. Est-il d’ailleurs opportun de ce souvenir de tout et en avons-nous vraiment besoin ?
Non, bien sûr que non. Orvelte le savait, le cerveau humain a cela d’intrigant qu’il n’utilise que ce qui lui importe au moment où il en a besoin. C’est un outil puissant mais limité, qui pallie sans cesse ses déficiences par des leurres et des reconstructions, tout l’inverse de ce que tend à accomplir l’Histoire.
Comment s’appelait cette petite fille déjà, celle qui avait ces grands yeux noisette et qui était accompagnée de sa mère aux cheveux coupés n’importe comment ? Impossible de s’en souvenir. Ça commençait par un T ou D et il y avait un son nasal, quelque part, comme « an » ou « em »… Et pourquoi cela avait subitement de l’importance ? Ah oui, Orvelte se demandait ce qu’elle avait pu devenir, elle aurait aimé le savoir… Il lui semblait que sa mère avait été abattue par les primordialistes, mais elle n’en était pas sûre. Elle aurait pu demander à sa mère, mais pourquoi raviver cet épisode douloureux ? Désormais, les Examinateurs n’existaient plus et leur justice avait été interdite par la nouvelle Représentante de Fernac, Lesetta, qui se chargeait également de renforcer la séparation entre les croyances primordialistes et la politique Fernarcienne
Perdue dans ses pensées, Orvelte contemplait le Défilé d’Émeraude à travers l’oriel de son bureau. C’était la fin du printemps ; l’air était sec, le soleil brûlant et le Fleuve Terreux, asséché, ressemblait plus à de la boue qu’à un cours d’eau. Cela faisait un mois qu’il n’avait pas plu, mais les Bibloiens y étaient habitués. Ils avaient adapté leur vie et leurs activités en conséquence et les bruits du Grenier s’élevaient toujours vers la cité universitaire comme une joyeuse musique.
Elle se demanda à quoi ces lieux avaient bien pu ressembler avant la création de Bibloia. Elle imaginait des hommes d’un autre âge arpentant les rues d’une ville, communiquant avec leurs semblables grâce aux ghosts quantum, travaillant et commerçant comme eux-mêmes le faisaient en ce moment.
Elle-même devrait être en train de travailler sur l’enregistrement de son cours d’introduction aux sociétés précontemporaines, mais monologuer face à un astec, ce n’était tout de même pas la même chose que face à des étudiants.
Les astecs étaient devenus les objets animés qui révolutionnaient la société fernacienne en se déclinant sous diverses formes spécifiques chacune destinée à des tâches très particulières. Les macotecs, pour « maîtres de conférence astec », remplaçaient physiquement les enseignants-chercheurs de Bibloia. Ce système permettait d’ajuster avec plus d’amplitude leur emploi du temps mais également d’enseigner à distance à une multitude d’élèves. Lorsqu’ils étaient mis en fonctionnement, les macotecs retranscrivaient la voix et le contenu du cours enregistré, mais également l’image hologrammique de l’enseignant.
Orvelte avait sorti le ghost quantum d’une poche de sa tunique et tournait l’objet entre ses doigts, posant sur lui un regard imperturbable, mais laissant voguer son esprit par-delà la réalité physique. Elle s’adonnait souvent à cette gestuelle méditative et son attachement à cet artefact, qu’elle continuait de garder toujours sur elle, était sentimental. Bien qu’elle ne soit jamais parvenue à le faire fonctionner, elle était certaine qu’un jour elle découvrirait le moyen de le faire et que, ce jour-là, l’objet lui révélerait des mystères insoupçonnés.
Un signal retentit sur l’interface hologrammique de son biodex, qu’elle portait sur le dos de sa main droite, et l’arracha à ses pensées. C’était l’heure. Orvelte referma son bureau et remonta les coursives de l’université en passant sous de grandes arches.
Construite au sommet du Défilé d’Émeraude, à l’entrée des Crêtes Chauves, Bibloia surplombait la vallée en contrebas, abritant le quartier populaire appelé Le Grenier, lui-même construit au bord du Fleuve Terreux et serti par des champs et des forêts.
Le Grenier employait, en grande partie, les étudiants de Bibloia et permettait la subsistance et le fonctionnement de cette ville qui, à l’instar de toutes les cités du pays de Fernac, était indépendante, uniquement reliées aux autres par un pouvoir politique lâche et flexible dont le pouvoir central se trouvait au nord du pays, dans la cité d’Optimoia.
Au fond du Grenier, là où cesse la vallée et où commence la montagne, les portes de la cité universitaire s’ouvraient sur deux statues titanesques moulées dans un superalliage de métal aux reflets nacrés et scintillants, immortalisant Spanzio et Sartoce, les fondatrices de cette ville. Représentées en toge universitaire traditionnelle, elles ouvraient leur main, côté intérieur, paume vers le ciel, en direction de l’université comme une invitation pour quiconque à entrer. Mais leur autre main, tenant pour la première un cartographieur hologrammique, pour la seconde un compas stellaire, rejetait les voyageurs qui s’aventuraient dans ces lieux pour d’autres raisons que la recherche du savoir.
Au-delà des colosses de métal, se dressait l’université, constituée de cinq tours, d’arches, de ponts et de coursives. La tour centrale, monumentale, abritait les équipements de recherche, la bibliothèque, les archives et enfin, au dernier étage, le grand télescope de Ghinawk. L’ensemble des bâtiments étaient constitués de superalliage, de pierres et de métal blanc tandis que les baies étaient en verre composite. Les surfaces opalescentes de la Cité captaient et convertissaient l’énergie du rayonnement solaire afin d’alimenter l’ensemble de Bibloia. Et partout, des portraits de métal de toutes les femmes et de tous les hommes ayant contribué à l’avancée du savoir et de la connaissance ornaient les salles, les murs, les arcades et les corridors.
Orvelte adorait Bibloia : elle s’y sentait chez elle. Tout y était propre et clair, la luminosité naturelle se trouvant exhaussée par la matière qui composait la Cité et par les vêtements pâles des Bibloiens. L’habit traditionnel des habitants consistait en un pantalon ample, resserré aux chevilles ou aux mollets, sur lequel retombaient les pans triangulaires d’un long manteau dont les superpositions et l’agencement de tissus permettaient le réchauffement ou l’aération. Les couleurs étaient écrues et pastel car le niveau d’ensoleillement était fort toute l’année tandis que les variations de température étaient extrêmes, aussi leurs vêtements devaient s’y adapter et, l’hiver venu, les Bibloiens troquaient leurs sandales contre des bottes fourrées, ou leur capuche à casquette contre un épais chaperon.
L’historienne arriva face à un aérodos prêt à décoller devant lequel se tenait Irténie, l’une de ses consœurs.
Orvelte la salua par un mouvement des deux mains dans sa direction, paumes vers le ciel, tandis qu’Irténie lui donnait les siennes, paumes retournées, de sorte que leurs mains se trouvaient l’une dans l’autre au moment où Orvelte les ramenait vers elle et inclinait légèrement la tête. Irténie lui assura que tout le matériel chargé était opérationnel et souhaita bon voyage à sa consœur.
Tant qu’aucun chantier de fouilles n’était en cours, la poignée d’historiens de Bibloia devait se charger de la prospection selon une astreinte de deux mois par an. C’était à nouveau le tour d’Orvelte et les recherches dans les zones autour d’A1 n’avaient pas été concluantes. La zone qui était désormais à sa charge était considérablement éloignée du premier site et se trouvait en plein cœur du désert.
Aux commandes de l’aérodos, l’historienne survola les ruelles colorées du Grenier, les berges limoneuses du Fleuve Terreux puis la vaste étendue vide d’Hommes que les fernaciens nommaient « inhabs ». À l’instar de toutes les mégapoles de Fernac, Bibloia était ceinte d’inhabs : des montagnes enneigées, des vallons boisés puis des collines couvertes d’épaisses forêts et enfin une vallée de rifts situés sur le long d’une faille sismique qui allait du nord au sud. Au-delà, on pouvait percevoir une chaîne de petits volcans ensablés dont la robe de dunes rouge s’étendait à perte de vue jusqu’au littoral.
C’était ici, sur les volcans, qu’elle avait décidé d’établir son poste de travail afin de cartographier l’une des parcelle située en deçà. Le choix d’Orvelte pour cet emplacement ne s’appuya sur aucune hypothèse de travail mais uniquement sur la praticité et l’esthétisme du lieu.
Deux mois dans le désert avec la seule compagnie des astecs, entourés de sables et de dunes, finissaient inévitablement par lasser. Au moins, ici, la beauté du relief était nouvelle.
Cela dit, passer deux mois en solitaire n’était pas chose si terrible. En vérité, les historiens avaient plus de contacts sociaux à distance, via l’entrâme et les hologrammeurs, que lorsqu’ils travaillaient dans leur laboratoire bibloien. Sur le terrain, leur occupation consistait surtout à calibrer les astecs, interpréter les données cartographiques et superviser l’exploration.
Les deux mois passaient vite et les historiens ne perdaient pas leur temps avec une simple prospection d’observation aérienne, peu pertinente d’ailleurs dans un milieu où les vents et les tempêtes modifiaient sans cesse les micro-reliefs apparents. Mais grâce aux astecs cédés par Lotta, ils pouvaient sonder la zone géographique préalablement définie afin de connaître la nature du sous-sol à l’aide de divers appareils de mesure s’appuyant sur les propriétés géophysiques du sol.
En combinant les données révélées par les astecs de prospection équipés de radar-sol et autres appareils de sondage, Orvelte combinait et associait chaque relevé pour obtenir une carte hologrammique révélant tout le détail géophysique de la zone prospectée.
Une semaine après son installation, Orvelte n’arrivait déjà plus à dormir.
C’était le mois de juin et la chaleur était insupportable, de l’ordre de soixante degrés durant la journée à trente degrés la nuit. L’humaine comme les astecs étaient donc astreints au travail nocturne. Elle les calibrait et vérifiait leurs paramétrages, puis les regardait se lancer dans le sondage de la nouvelle portion du site, chaque nuit, à la lueur des étoiles et des propres lumières clignotantes qu’ils émettaient.
Isolée du reste de l’humanité, Orvelte profitait de la relative fraîcheur nocturne pour se débarrasser de sa combinaison thermorégulée. Elle avait pu constater qu’en cet endroit du désert, à l’abri sur le flanc nord-est des volcans, les vents étaient beaucoup moins forts et moins nombreux que nulle part ailleurs à Terre Brûlée.
Quelques heures avant le lever du jour, elle donnait l’ordre aux astecs de revenir au camp, extrayait leurs données et les entreposait à l’abri sous une tente puis elle-même partait se glisser sous sa tente. Elle parvenait à dormir durant deux ou trois heures, mais ensuite la chaleur était trop importante : du fait de son exposition, les rayons du soleil tombaient à la verticale sur la toile d’écailles. Elle dormait mieux l’après-midi, lorsque le soleil passait de l’autre côté du volcan, puis, le soir venu, l’historienne se préparait pour une nouvelle prospection solitaire.
Une nuit où elle ne parvenait pas à se concentrer sur les relevés géophysiques, elle se laissa aller à ses rêveries et s’aperçut que le ciel était beaucoup plus lumineux que d’ordinaire. Les nuits passées à Terre Brûlée étaient similaires aux nuits bibloiennes ; comme dans le désert, l’éclairage public était inexistant à Bibloia afin d’interdire toute pollution lumineuse nécessaire au bon fonctionnement du télescope de Ghinawk. Et s’ils devaient se déplacer de nuit, les Bibloiens utilisaient un ARA de vision nocturne.
Pour Orvelte, les cieux des nuits d’été avaient toujours été constellés d’une infinité d’étoiles dont le spectacle était un ravissement esthétique autant que spirituel tant il poussait l’humain à ressentir son appartenance à quelque chose d’incommensurablement supérieur à lui… Mais ici, cette nuit-là, le ciel était encore plus lumineux.
Et ce fut à cet instant, entre les étoiles étincelantes de la voie lactée et les lumières clignotantes des astecs de prospection, que se dessina en contrebas la silhouette d’une créature se déplaçant maladroitement.
Orvelte, en culotte et en débardeur, bondit de son fauteuil pliant pour mieux s’assurer de ce qu’elle croyait avoir vu. Lorsqu’elle fut certaine qu’il y avait bien quelque chose qui s’approchait d’elle, une froide frayeur la saisit et Orvelte se hâta de considérer les objets alentour : des holoviseurs, des sondes et autres instruments de mesure… Elle s’empara d’un pinceau et d’une truelle, avant de se raviser ; elle abandonna le pinceau pour lui préférer un tamis qui, à bien y songer, pouvait lui servir de bouclier si elle devait se battre contre de la purée…
La forme large et épaisse se rapprocha ; elle gravissait le flan de la dune d’une démarche à la fois précipitée et approximative. Perplexe, Orvelte l’observa perdre ses appuis et glisser sur le sable avant de s’élancer de nouveau à la conquête des hauteurs.
L’historienne émit plusieurs hypothèses logiques afin de rationaliser l’événement.
À en juger par la silhouette, il semblait s’agir d’une créature dont la bipédie était en cours d’acquisition, ce qui expliquait le fort balancement latéral caractérisant sa démarche ainsi que la façon dont elle se servait de ses membres supérieurs pour prendre appui sur le sable. Elle put noter également une évidente disproportion des membres : les bras semblaient plus longs que les jambes, les épaules étaient si larges et hautes que la créature ne devait pas avoir de cou, une bosse déformait sa colonne vertébrale et enfin son tronc, perché sur de petites jambes, était plus long que celui des humains.
Tout allait très vite dans le cerveau humain d’Orvelte ; il avait déjà trouvé une explication avant même qu’elle puisse la formuler avec des mots. Il s’agissait d’un singe bien sûr.
Les singes, comme la totalité des animaux terrestres, avaient disparu, mais Orvelte savait qu’ils avaient vraiment existé et qu’ils n’étaient pas une légende ; elle l’avait lu dans le Dictionnaire.
Un singe qui avait survécu ; l’un des derniers représentants de son espèce qui, vu sa maladresse, avait quitté les inhabs forestiers et s’était perdu au milieu du désert… Affamé. L’abominable singe du désert…
Orvelte l’entendit hurler un quelconque mugissement de bête alors qu’il s’écroulait dans le sable, une énième fois. Il se releva, cria tout en agitant les bras au-dessus de la tête avant de les abaisser et d’attendre.
Orvelte était paralysée. En l’absence d’animaux terrestres, les humains n’étaient plus des proies depuis fort longtemps et pourtant, il lui fallait renouer avec son instinct animal. Dans le silence et l’obscurité, elle se dit qu’il abandonnerait peut-être si elle lui faisait croire que les lieux étaient déserts. Humaine, elle avait l’avantage de savoir que les prédateurs avaient une vision essentiellement fondée sur le mouvement aussi elle pouvait se camoufler dans les ténèbres en restant immobile et silencieuse. Grâce à la supériorité de son intelligence, elle pouvait se fondre dans la nuit noire et devenir invisible aux yeux de son adversaire…
– Je vous vois, sombre crétin !
La bouche d’Orvelte en tomba alors que son cerveau avançait une nouvelle explication plus rationnelle que la précédente.
La créature n’était en réalité pas aussi loin que ce qu’Orvelte avait cru ; le degré d’inclinaison de la pente comme les ombres nocturnes avaient déformé sa perception. Il s’agissait en réalité d’un être ayant revêtu une combinaison large et encombrante qui, non seulement déformait la silhouette, mais de surcroît limitait largement les mouvements, particulièrement en cas d’ascension d’une surface verticale. En revanche, Orvelte ne parvenait pas à voir ou à deviner ce qu’il y avait sous la combinaison, mais il s’agissait probablement d’un être humain puisqu’il parlait très bien fernacien.
– Vous voulez bien m’aider ? s’enquit la créature en tendant vers elle une main gantée.
Orvelte se pencha en avant, attrapa la main tendue et put distinguer sous la lumière des astres les traits inhumains et métalliques de la créature. Sa surprise fut telle que l’historienne trébucha et partit à la renverse en entraînant la créature au-dessus d’elle.
Orvelte la repoussa de toutes ses forces puis se releva en brandissant sa truelle dans une position de défense, prête à se battre contre cette créature bipède en combinaison d’exploration spatiale… Il ne s’agissait pas d’un singe, mais d’un extraterrestre ! Ce fut une évidence pour l’historienne pendant au moins une milliseconde.
– Mais vous êtes dingue ou quoi ? Qu’est-ce qui cloche chez vous bon sang ?!
La créature ôta la machinerie étrange qui lui ceignait la tête et révéla le visage d’une femme tout à fait humaine. Un visage rond et fin pour une femme d’à peine trente ans dont le crâne grossièrement rasé indiquait qu’elle était une fernacienne de classe supérieure qui, si elle respectait les conventions sociales, ne le faisait pas avec le plus grand des soins. Finalement, cette femme ressemblait beaucoup à Orvelte qui avait également le crâne rasé plus par habitude et par praticité que pour répondre aux critères de la beauté fernacienne.
Le tatouage frontal de l’inconnue indiquait à Orvelte qu’elle était une scientifique en poste à Technologia.
– Je sais que les rencontres au milieu du désert sont pour le moins inattendues mais vous pourriez vous dire que c’est la même chose pour moi, poursuivit la femme. Moi non plus, je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici… Pourquoi êtes-vous en culotte ?
Orvelte soupira, de honte comme d’épuisement. Elle s’était complètement laissée duper par les délires de son cerveau primitif. Elle haussa les épaules en reposant sa truelle : « Parce qu’il fait chaud. Tenez, prenez un siège et racontez-moi ce qui vous amène dans mon campement au beau milieu de la nuit ».
– Hé bien la même chose que vous, j’imagine, avança la femme en jetant un œil aux alentours. Vous êtes ici pour la supercollision spatiale ?
– Quoi ? Non, je suis bibloienne, rectifia Orvelte comme si cette précision était gage de sa bonne santé mentale.
– Oh, se ravisa la femme amusée par la condescendance naturelle des Bibloiens, tout en cherchant des yeux son tatouage crânien afin d’y lire des indices concernant son identité.
– Je m’appelle Orvelte Evursi et je suis historienne, spécialisée dans l’étude des civilisations précontemporaines. Vous vous trouvez sur un site de prospection archéologique.
– Bien… J’ai toujours pensé que Terre Brûlée appartenait à Lotta.
– Disons que nous essayons de prospecter le sol avant que Lotta ne ravage tout. Vous travaillez pour Lotta ?
– Non, enfin, pas directement. Keri Linverde, astrophysicienne en poste à Technologia. Mon laboratoire est subventionné par l’une des filiales de la Fritup Corporation, alors on peut dire que je travaille avec Lotta.
Orvelte était stupéfaite.
Keri Linverde. La femme qui se trouvait à ses côtés était Keri Linverde : l’astrophysicienne la plus connue de Fernac, célèbre pour ses travaux qui, disait-on, bouleversaient la conception humaine de l’univers, à tel point que la communauté scientifique rejetait sa dernière théorie portant sur la gravitation quantique en la jugeant totalement fantasque.
Orvelte avait bien tenté de s’y intéresser mais, à dire vrai, elle n’avait absolument rien compris. La théorie de Keri reposait sur des formules mathématiques et des concepts scientifiques multidisciplinaires qui avaient autant de sens aux yeux d’Orvelte que l’auraient eu aux siens des écritures précontemporaines inscrites sur un « bunker survivaliste ».
Keri précisa comme si elle savait à quoi était en train de penser l’historienne : « Ils sauront que j’avais raison le jour où mes prédictions se réaliseront. D’ailleurs, vous devriez donner l’ordre à vos astecs de revenir vers vous si vous ne voulez pas les voir endommagés par l’onde gravitationnelle générée par la supercollision. »
Orvelte demeura interdite : « Il va y avoir une collision ? »
– En fait elle a déjà eu lieu : deux étoiles supermassives sont entrées en collision il y a quelques milliers d’années. Cet impact a perturbé et distendu le réseau des qubriks – des particules subatomiques qui se sont liées les unes aux autres de manière inextricable. Et considérant la masse surpuissante de ces deux boules d’énergie (quelque cent milliards de fois celle de notre soleil), l’onde gravitationnelle générée par l’impact a été sans commune mesure et son onde continue de courir sur la toile cosmique tissée de qubriks, générant à son tour des perturbations de la matière qui se trouve sur son chemin, entraînant ainsi de nouvelles perturbations qui s’ajoute à la première.
« Or, cet inhab désertique qu’est Terre Brûlée a ceci d’extrêmement intéressant qu’en l’absence de matière-écran à sa surface, le champ magnétique terrestre n’a pas d’interférence, la rencontre avec les qubriks ne sera donc pas altéré par les champs de… »
Keri prit soudainement conscience que son discours était hermétique, aussi préféra-t-elle conclure en souriant : « Bref, l’onde de gravitation quantique va parvenir ici cette nuit. »
– Et ça va détruire la Terre ? demanda Orvelte, autant pour plaisanter que pour s’assurer que ça ne serait pas le cas.
– Ça va confirmer, ou non, ma théorie.
– Votre théorie qui révolutionne notre conception du monde ? avança Orvelte avec une franche admiration.
– Pour être exacte, ce n’est pas ma théorie, répondit humblement Keri. Il y a eu des chercheurs et d’excellentes études avant moi sur le sujet qui m’ont très largement inspirée : Ninistee Teralb, Det Jocosban, et bien d’autres. C’est un travail d’équipe ; en fait, si l’astrophysique était un mille-feuille, je ne serais que la dernière couche, vous voyez ?
– Celle où il y a le glaçage ?
– Exactement. Le glaçage, c’est très bon, c’est ce qu’on voit et ce qui rend appétissant aux yeux des gourmands. Mais le glaçage n’est rien sans le reste du gâteau et, s’il était seul, il ne pourrait pas s’appeler « mille-feuille ».
« D’ailleurs, d’autres mille-feuilles viendront après celui-ci ; ils s’en inspireront et l’amélioreront pour rendre le leur plus savoureux encore. »
– Je vois, déclara Orvelte en souriant. Des copies originales. C’est ainsi que se créait et évolue l’humanité depuis la nuit des temps : par l’imitation et la modification, la copie et l’amélioration.
L’historienne se leva pour s’occuper des astecs de prospection qui étaient revenus et se chargea de les remiser sous la tente. Lorsqu’elle eut fini de les mettre à l’abri, elle revint à son fauteuil pliant, aux côtés de Keri qui s’était délestée de son équipement.
Dans une sous-combinaison thermorégulée en écailles de synthèse, l’astrophysicienne finissait d’installer ses propres appareils d’enregistrement et de mesure, pointés vers le ciel. Puis elle replaça son drôle d’outillage sur la tête et se leva pour scruter le ciel avec un enthousiasme proche de la ferveur.
Elle poussait des exclamations réjouies et expliquait à Orvelte que l’onde de choc cosmique provoquait des fluctuations quantiques inattendues, tout en prenant des notes sur un petit calepin.
– Ça va arriver ! Ça va arriver bientôt ! s’écriait-elle.
Orvelte avait beau regarder le ciel, elle n’y voyait rien de plus spectaculaire que d’ordinaire.
Finalement Keri s’affala sur son fauteuil et ôta son casque en précisant qu’il fallait qu’elle conserve ses forces pour l’arrivée de l’onde sur Terre. Orvelte lui servit un khewa, une boisson énergisante tirée d’une racine amère.
– Vous avez bien fait de ranger vos astecs de prospection, je ne sais même pas si les miens tiendront le coup, confia Keri qui trempait ses lèvres dans le khewa. C’est marrant que vous ayez choisi d’étudier l’histoire quand on sait que le temps n’est qu’une illusion…
L’astrophysicienne se figea devant sa tasse. Elle avait formulé cette remarque comme elle lui était venue ; avant qu’elle imagine la façon dont une historienne pouvait s’offusquer d’une telle affirmation. Keri bredouilla des excuses, sincèrement meurtrie par son involontaire manque de considération.
– Ne vous excusez pas, la consola Orvelte. Je le sais bien, et puis vous, vous étudiez bien un univers dans lequel votre existence en tant qu’esprit conscient est aussi illusoire que fugace…
Orvelte soupira et observa ses pieds s’enfoncer dans le sable. Il était si froid comparé à la chaleur étouffante de la nuit… Et cette sensation rappela à sa mémoire des souvenirs flous réduits à l’état de sensations nostalgiques.
Orvelte les chassa de son esprit et poursuivit : « Je ne pensais pas que la Fritup Corporation avait des intérêts dans le domaine de l’astrophysique, à moins bien sûr qu’elle désire commercialiser des voyages spatiaux, ou bien trouver de nouveaux clients parmi les populations extraterrestres. »
– Vous voyez juste, Orvelte. Je sais que vous avez un département d’astrophysique à Bibloia mais il faut reconnaître que les outils dont nous disposons à Technologia sont beaucoup plus puissants et performants que les vôtres du fait des subventions de la Fritup Corp. Je n’ai qu’à demander ce que je veux et je l’obtiens immédiatement. Mais il est vrai que j’ignore totalement quel est l’intérêt de Rose dans mes travaux… C’est une femme tellement riche, ça lui donne peut-être l’impression de pouvoir contribuer à quelque chose de plus grand et d’associer son nom à cette grandeur.
– Peut-être… Dire qu’avant les riches se contentaient de payer des artistes pour qu’ils peignent des tableaux à leur effigie, qu’ils sculptent la matière terrestre pour immortaliser leur gloire ou érigent des bâtiments portant leur nom… Maintenant la Terre ne leur suffit pas, il faut qu’ils hurlent à la face du cosmos qu’ils ont existé. C’est à Rose Fritup que vous devriez aller parler de l’illusion du temps, Keri. Et dites-lui aussi, pour l’illusion de l’ego !
Manifestement, Orvelte s’était à nouveau laissée emporter par ses émotions et Keri, muette, attendait des explications.
– Je veux dire, regardez : nous sommes si seuls. Si seuls et sans réponse… Nous savons au fond que tout n’est que mascarade. Alors nous nous racontons des histoires pour apaiser nos doutes et nourrir nos certitudes.
« Les uns inventent la religion Illeiste pour se rassurer ; les autres scrutent le ciel à la recherche de mondes parallèles ou d’explication sur notre origine ou notre destin. Moi, je fouille le sol dans l’espoir de trouver la preuve que l’existence laisse des traces réelles quand d’autres encore se plongent dans des réalités fictives, sur l’entrâme ou les hologrammeurs, pour abreuver leur conscience de toutes ces histoires dont elle a tant besoin ; pour oublier que le néant nous guette… Tapi. Patient. Il nous attend, les uns après les autres.
« Nous avons tellement soif de certitudes fondées sur des impressions que nous n’osons même pas interroger notre propre réalité. Bien sûr que nous existons, puisque nous pensons et nous ressentons ! Nous avons nos souvenirs, notre personnalité, notre conscience et notre inconscient.
« Et pourtant, notre corps est le vaisseau de milliards de bactéries, d’êtres microscopiques et de cellules qui, en s’étant associées, permettent à notre corps de fonctionner. Et nous ne le savons pas, pire, nous ne le sentons pas ! Il nous a fallu regarder avec un microscope pour le savoir. La vérité c’est que notre corps fonctionne très bien sans nous. Indépendamment de notre conscience ou de notre volonté, notre estomac digère ce que notre cerveau a trouvé appétissant, notre cage thoracique se soulève, notre sang circule, nos cheveux poussent et notre hypophyse sécrète des hormones qui nous font nous sentir en colère, heureux ou triste. Nous ne contrôlons même pas nos humeurs !
« Et nous ne pouvons pas non plus nous fier à ce que nous percevons, car c’est le cerveau qui orchestre tout malgré nous. C’est lui qui interprète à sa guise les données collectées par des organes sensoriels dont l’efficacité est aussi relative que limitée. C’est lui qui me fait croire que la silhouette que j’aperçois est celle d’un singe ou d’un extraterrestre et qui me pousse à m’emparer d’une truelle.
« Et tout est ainsi ; tout dans notre corps se produit à notre insu et sans aucun contrôle de notre part. Nous sommes les esclaves de notre cerveau et de ses hormones. Il nous contrôle si bien qu’il peut même nous amener à faire des choses que nous ne voulions pas faire, que nous avons crues bon de faire et qu’ensuite nous regrettons. Et si nous parvenons à contrôler la plupart de nos émotions, c’est uniquement parce que notre cerveau possède la maturité, le réseau de neurones adéquat acquis par l’apprentissage, pour pallier cet afflux de neurotransmetteurs qui nous pousseraient à tuer notre voisin sous l’effet de la rage. Il n’y a pas de volonté ici non plus. Cette personnalité que nous croyons avoir n’est en réalité que la résultante de notre développement cérébral soumis à notre reproduction génétique et notre conditionnement socio-familial.
« Alors nous inventons l’inconscient et nous imaginons que notre cerveau est profond et complexe avec différentes strates, mais en vérité le cerveau est aussi simple que plat. Il vit dans l’immédiat et n’a besoin que du présent. Lui non plus ne connaît pas de temporalité et les souvenirs qu’il emmagasine ne lui servent qu’à mieux réagir pour le temps immédiat. D’ailleurs, il ne retient que les choses qu’il juge importantes et va même jusqu’à transformer ou fabriquer des souvenirs de toutes pièces pour mieux s’adapter à son environnement présent et construire cette illusion de cohérence et de logique.
« L’inconscient est seulement l’autre nom donné au cerveau et ce qu’il fait indépendamment de notre volonté. C’est encore une histoire que l’on se raconte pour se rassurer et avoir l’illusion que nous gardons le contrôle sur lui. Mais c’est lui le seul maître à bord. C’est lui qui donne l’illusion de sa propre profondeur. Il n’y a pas plus d’inconscient dans le cerveau, que d’entité spirituelle dans notre corps.
« Et pourtant nous avons la certitude d’exister en tant qu’ego. Nous ressentons effectivement un puissant sentiment d’identité et c’est justement cette dichotomie entre notre corps et notre esprit qui nous pousse à croire qu’un souffle spirituel existe, mais tout se produit dans le cerveau avant même que nous puissions le formuler. Il n’y a jamais eu aucune identité ; aucune entité immatérielle pour rejoindre le royaume des morts, aucun atme pour se réincarner, aucun ego à télécharger dans un astec…
« Comme le corps humain a toujours été faible et sans défense, le cerveau a été contraint de se développer pour imaginer des solutions novatrices palliant ces déficiences physiques. Il lui a fallu trouver des outils pour imiter les moyens de défense présents dans la nature : des couteaux à la place des griffes, du feu à la place du soleil ou encore des moteurs d’aérodos à la place des ailes. Mais en développant ainsi son imagination pour survivre, le cerveau humain a pris conscience de sa finitude. Alors, pour continuer à avoir envie de piloter ce corps, il a fait la seule chose qu’il sait faire : imaginer une histoire. Et c’est ainsi qu’est né notre ego, notre atme : cette entité spirituelle illusoire.
« La vérité, c’est que ce n’est pas nous qui avons besoin de logique et de certitude, mais ce cerveau qui pilote ce corps ; c’est lui qui a besoin d’une grille de lecture cohérente et simple. Son seul but est de faire en sorte que l’ensemble corporel constitué de cellules perdure le plus longtemps possible. »
Orvelte se tut soudain et sembla s’effondrer dans son fauteuil de camping. En verbalisant ainsi cette pensée et en la développant dans une longue réflexion, elle avait soudainement pris toute la mesure de l’illusion dont les humains étaient les victimes.
Keri soupira de rire comme de tristesse et passa son bras sur les épaules de l’historienne pour manifester sa sympathie ; elle savait qu’Orvelte avait raison et avait éprouvé plus d’une fois son sentiment.
Elle n’aurait pas dit les choses de cette manière bien sûr, elle aurait plutôt fait des tests et des expériences et son cerveau aurait vu des formules mathématiques là où Orvelte voyait des idées et des mots, mais la conclusion aurait été identique. Un constat final qui était à l’origine de sa théorie sur la relativité quantique.
– L’illusion, reprit Keri en souriant. La perception est bien là, mais elle est fausse. Et pourtant nous ne la voyons pas autrement. Vous avez là, la base de ma théorie.
Orvelte fut étonnée par cette déclaration, laquelle raviva aussitôt son intérêt.
– Un de mes confrères physicien, Trens Cham, écrivait que c’est la lenteur avec laquelle le corps se transforme qui nous confère cette apparente stabilité. Et si c’est vrai pour les organismes vivants comme les humains, ça l’est également pour l’univers.
« Dès lors qu’on comprend que le temps est une échelle dimensionnelle, un « espace-temps », on comprend que plus l’espace est réduit, plus le temps est rapide et plus les changements apparaissent visibles et les états instables. Et vice-versa, plus l’espace est immense et plus le temps est long, plus les changements semblent inexistants et les états stables. Mais les dimensions s’imbriquent les unes dans les autres, l’espace-temps immense est constitué d’une multitude d’espace-temps plus petits, eux-mêmes constitués de plus petits espace-temps, etc. La stabilité et l’ordre des grandes dimensions ne sont qu’apparents et nous les verrions réagir de la même façon que les plus petites dimensions, si nous pouvions changer d’échelle dimensionnelle.
« Les humains sont comme le reste des choses constituant l’univers : des états de matière qui ne cessent jamais d’être en mouvement. Et de la même façon que nous pensons être des entités stables et cohérentes, nous voyons des figures géométriques et des lois mathématiques qui organisent l’univers et le rendent cohérent. Alors qu’en réalité l’univers est fondamentalement désordonné et chaotique ; il est une onde plate qui donne l’illusion d’être un tout stable, ordonné et profond à cause de sa grandeur et de la façon dont nous l’apercevons. »
Orvelte médita un moment ces paroles puis éclata de rire : « Je comprends pourquoi votre théorie a provoqué un tollé dans le monde scientifique ! »
– Oui, par expérience, je vous déconseille de publier votre théorie sur l’illusion de l’ego au risque de vous attirer les foudres de Disgmund Dreuf et de toute sa bande de psychologues, approuva Keri en riant. Cela dit, ne vous méprenez pas sur ma théorie, elle ne signifie pas qu’on ne peut pas comprendre comment fonctionne le chaos et y trouver une logique scientifique, précisa-t-elle. Elle signifie simplement que c’est difficile et nécessite d’être capable de remettre en question des concepts scientifiques que nous avons préalablement établis afin de les reconsidérer selon un nouvel angle. Elle implique également qu’on ne peut pas chercher une théorie du tout, si on ne rapporte pas le tout à ce qu’il est réellement : une partie.
« Le tout n’existe qu’en parties. En conséquence, les règles qui régissent les grandes mesures ne peuvent pas être des théories fondamentales mais des réactions mécaniques et physiques à des échelles subatomiques, et c’est pour cette raison que la gravité est émergente, et non fondamentale. »
L’astrophysicienne savait que sa théorie était difficile à comprendre, voire à imaginer tant elle allait à l’inverse de nos expériences sensorielles quotidiennes.
– Tenez Orvelte, mettez donc ces lunettes vous comprendrez mieux, déclara-t-elle en lui tendant le drôle de casque qu’elle portait sur la tête.
L’historienne hésita, mais la curiosité de son cerveau l’emporta.
C’était un casque sur lequel se trouvaient plusieurs capteurs et lunettes de différentes tailles. Une fois enfilé, le casque venait se brancher automatiquement sur le port d’accueil du biodex du porteur.
Lorsque la connexion fut établie entre les neurones d’Orvelte et ce super-organe visuel, son cerveau ne parvint pas à générer une image mentale tant la quantité d’informations à traiter était importante et la façon de procéder encore inconnue.
– Je ne vois rien, déclara Orvelte.
– C’est normal, attendez un peu. Laissez votre cerveau faire le point… Je ne vous cache pas que ça pourrait être douloureux mais…
Orvelte tomba brutalement de son fauteuil et se mit à convulser violemment sur le sol tout en suffocant de douleur. Elle essaya de se relever mais ne parvint qu’à s’ensevelir tout en se débattant avec véhémence et maladresse pour arracher le casque de sa tête. Orvelte poussait des cris et hurlait dans le silence du désert nocturne : « Enlevez-moi ça je vous en prie ! Enlevez-le ! Enlevez-le ! ».
Keri aida Orvelte à se débarrasser du casque sans se blesser puis rassura l’historienne qui reprenait doucement contact avec la réalité : « La peur et la nausée sont des réactions normales, j’ai ressenti la même chose au début ».
– C’est vous qui avez inventé cette horreur ?! s’écria Orvelte.
Keri approuva : « Grâce à ma théorie. C’est la seule façon de se rendre compte. C’est effrayant, je vous l’accorde, et… Et peut-être que… Oui, les gens n’ont peut-être pas besoin de… Quel intérêt de se rendre compte à quel point l’univers est instable… Et… »
Keri ne savait plus quoi dire, ni quoi penser.
Orvelte était de nouveau effondrée sur sa chaise et pleurait. Son cerveau évacuait sa surcharge d’émotions et se concentrait pour retrouver son souffle ; retrouver les repères cognitifs que l’historienne avait soudainement perdus.
Ce que le casque lui avait montré était pire encore que la réflexion qu’elle venait d’avoir sur l’existence de l’ego. Le monde n’avait rien à voir avec le concept que fabriquait le cerveau humain. Non, rien à voir…
Avec le casque, l’impression de cohérence et d’unité était abolie pour être remplacée par une multitude de particules subatomiques en mutation perpétuelle, des mouvements imprécis et hasardeux maintenus entre eux par des flux d’ondes terrestres et cosmiques provoquant des interactions ininterrompues entre des éléments vibrants de manière paradoxalement confuse et pourtant harmonieuse…
– Pardonne-moi, Orvelte, demanda Keri en s’affalant sur son propre siège pliant. L’humanité n’a pas besoin ni de ma théorie, ni de mon invention. La vérité, nue, sans histoire est moins belle que celle que notre cerveau élabore.
« C’est sans doute pour cette raison qu’il le fait. Notre cerveau n’a aucunement besoin de savoir ce qui se trame réellement sous le décor illusoire qu’il façonne et nos organes sensoriels sont strictement développés pour conforter cette illusion… »
Keri replaça tristement son casque sur la tête. Ce qu’elle voyait grâce à lui ne l’effrayait plus : « La plupart des gens ne se posent pas de questions. Ils croient aux histoires qu’ils se racontent, jour après jour, et cela leur suffit. Réfléchir est la malédiction de ceux qui ont ce défaut d’architecture cérébrale : un trop-plein de curiosité qui s’épanouit dans un domaine fondamental et y retire un plaisir qui ne répond à aucun besoin biologique. »
Orvelte haussa les épaules de dépit : « C’est peut-être cette sorte de crédulité invétérée qui fait de nous des Humains ; des Homo Imago. La façon dont on donne vie aux histoires qu’on se raconte par l’art ou la culture… Nous sublimons le non-sens de l’existence et seule notre espèce est capable d’une telle prouesse, merveilleuse de beauté et d’espoirs…
– Regarde ! s’écria Keri en bondissant de sa chaise et en pointant l’horizon céleste. L’onde gravitationnelle arrive !
Bien sûr Orvelte ne vit rien car elle ne pouvait rien voir avec ses yeux et son cerveau humain. Elle perçut le silence, le léger vent, la chaleur, la beauté des étoiles… Puis des feux ardents qui se dirigeaient droit sur elles.
– C’est ça l’onde gravitationnelle ?! demanda-t-elle à Keri qui, quant à elle, percevait les atomes constituant les objets spatiaux attirés par les champs gravitationnel et magnétique de la Terre.
Ce fut alors une pluie d’objets spatiaux incandescents qui tomba sur le désert, partout autour d’elles, en projetant des gerbes de sable et des ondes sonores fracassantes, durant de longues minutes qui semblèrent durer une éternité.
Lorsque les feux du ciel cessèrent de s’abattre sur la Terre, Keri se précipita au pied du volcan. Elle s’y élança avec tant de fougue qu’elle fit un roulé-boulé et dévala la pente sur les fesses.
Orvelte lui cria d’attendre mais, en l’état, Keri était irraisonnable. Orvelte enfila une salopette de travail et des bottes puis se jeta dans un aérocargo – un véhicule spécialement prévu pour planer en rase-motte et embarquer des personnes ou du matériel. Elle rejoignit Keri, étrangement immobile devant la carcasse fumante d’un débris cosmique.
Orvelte sauta de l’aérocargo et courut jusqu’à l’astrophysicienne. Lorsqu’elle parvient à ses côtés, Keri avait les yeux arrondis et la bouche ouverte.
– Keri, t’aurais pu m’attendre ! Qu’est-ce que…
Orvelte vit alors ce Keri observait ; son cœur se mit à battre plus vite et plus fort, et la vue de cet objet lui coupa le souffle.
À leurs pieds, la carcasse fumante était un objet manufacturé qui ressemblait très fortement à… une sonde spatiale.
Il est une chose curieuse de l’esprit humain que parfois, lorsque le trouble est si grand qu’il devient incompréhensible, des idées saugrenues et sans rapport avec la situation surgissent soudain. Ainsi Keri se demandait si elle n’avait pas oublié de mettre son hologrammeur de bureau en mode veille tandis qu’Orvelte, elle, pensa à Damona.
Damona. C’était ça qu’elle cherchait ; le nom de la petite fille équithéiste qui avait survécu au massacre de Terre Brûlé. Damona…
Le vent du désert se leva sur les décombres. Au milieu de la silice transformée en verre par la combustion, les grains de sable découvrirent alors un cube parfait et intact, à l’apparence complexe.
Keri l’effleura du pied et le cube s’actionna.
Il devint lumineux et émit d’abord un crépitement, puis des sons variés, grésillants et mélodieux accompagnés de vocalisations incompréhensibles qui, si Orvelte et Keri avaient pu les comprendre, auraient signifiés quelque chose comme : « Salutations amicales à ceux qui pourront recevoir ce message. Ceci est le cadeau d’une petite planète éloignée, un échantillon de notre monde, de nos savoirs, de notre art, de nos pensées et de nos sentiments. Nous avons essayé de résister à nos actions et au Temps afin de pouvoir vous rencontrer un jour et survivre à travers vous. Et même si nous avons disparus au jour où vous écoutez ceci, sachez que…
« Vous n’êtes pas seuls. »

Galerie des personnages
Orvelte Evursi, archéologue à Bibloia Keri Linverde, astrophysicienne à Technologia
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