SARANTUYA

Last updated on 5 octobre 2019

Que la science soit ! Et la fiction fut.

Ce fut le long des berges du lac Darashkol, au pied des monts Katoun, que débuta le voyage intergalactique de Jules Wells Gagarine.

Petit être humain d’un mètre soixante au physique robuste, les traits de son visage androgyne révélaient ses origines mongoles : son teint était hâlé et ses joues rosacées, son nez était petit et court, quant à ses cheveux, noirs et drus, ils étaient rasés à l’exception du sommet du crâne où des mèches grossièrement tressées retombaient d’un côté. Ses yeux bridés présentaient entre eux un écart supérieur à la normale et leur iris était d’un vert d’une telle clarté qu’ils en étaient presque lumineux, si bien que l’ensemble lui conférait un étrange, mais non moins charismatique, visage félin.

Bien sûr, il ne s’agissait pas de son vrai nom mais de celui que sa tribu avait choisi en l’honneur des héros dont ils racontaient les épopées, le soir, à l’abri des vents sous la yourte, assis autour du poêle alimenté par les excréments séchés des chevaux et des yaks, tout en essayant de capter la 4G avec leur smartphone.

Les Ghalamults, comme ils s’appelaient eux-mêmes, formaient sans aucun doute la tribu de nomades la plus ancienne de la Terre. Et même si les grandes civilisations avaient toujours ignoré leur existence, ils sillonnaient déjà les steppes d’Eurasie centrale bien avant l’arrivée des Cimmériens. En fait, ils étaient déjà constitués en tribu alors que l’Eurasie n’était qu’une vaste steppe-toundra reliant l’Espagne au Yukon et avaient assisté, au fil des générations, à la fin de la dernière ère glaciaire et à la disparition de la mégafaune. La mémoire tribale des Ghalamults remontait aux origines même de l’humanité et tout au long de cette longue histoire, ils avaient pris soin de survivre en s’adaptant aux changements, en préservant leur identité et leur histoire commune, et en passant inaperçus au regard du reste du monde.

Ce n’était donc pas par choix qu’ils s’étaient retirés si haut, dans un environnement où les conditions climatiques étaient éprouvantes car extrêmes. Ils y avaient été poussés par l’afflux de Russes et d’Européens qui s’établissaient à Tyungur et à Koutcherla.

Toutefois, à bien y songer, les plateaux étaient devenus aussi impitoyables que les hauteurs et les Ghalamults se souvenaient avec douleur de l’atmosphère apocalyptique qui avait souillé ce matin d’hiver, lorsqu’ils avaient découverts l’ensemble de leurs bêtes gisant dans la neige en un tas macabre, toutes pétrifiées par le gel. Dans les steppes altaïques, le dzud était féroce et devenait systématique : chaque année, un hiver glacial succédait à un été torride et emportait le bétail. Moutons, chèvres, bœufs ou yaks ; tous mouraient de faim et de froid. Alors même s’ils avaient eu les moyens de reconstituer leur cheptel, aucun Ghalamult ne voulait plus revivre une telle épreuve.

C’est ainsi qu’ils s’étaient installés sur les rives du lac Darashkol, au pied des monts Katoun, et que ces lieux étaient devenus le symbole de l’impasse dans laquelle ils se trouvaient désormais.

Pour une tribu née durant la dernière glaciation, le problème ne résidait pas dans les changements climatiques, mais dans l’appropriation totale des terres émergées par des états-nations et la criminalisation du nomadisme par ces mêmes entités.

Il devenait vital, pour eux, de trouver un nouveau territoire, vierge de civilisation.

Jules Wells Gagarine sortit de sa yourte alors que le soleil n’était pas encore levé et marcha en direction du lac pour y effectuer ses ablutions matinales.

Son corps nu s’affermit au contact de l’eau glacée et les rayons lunaires nimbèrent d’un pâle éclat les courbes fines et musclées de l’humaine. Elle s’enveloppa dans un deel en peau de mouton, replaça son chapeau en fourrure de lapin et enfila ses bottes fourrées à la pointe courbe relevée. Puis elle partit s’asseoir au bord d’une déclivité naturelle du lac, à l’endroit où il se transformait en rivière.

Aux sons ininterrompus de l’écoulement de l’eau, elle contempla la voûte céleste de son monde.

À quelque mille sept cents mètres d’altitude, elle ne put que constater la diminution des étoiles comme la conséquence de l’arrivée de l’éclairage public dans les villes alentours et la multiplication des satellites.

Pour les Européens et les Russes, l’électricité disponible en flot continu ainsi que l’envoi massif de satellites dans des lieux aussi reculés que l’Altaï et l’espace étaient les signes indiscutables du progrès et de la suprématie humaine.

Pour les Ghalamults, ne plus pouvoir contempler la myriade infinie d’étincelles luire dans l’obscurité était une chose pire que la cécité. C’était perdre le sens de l’orientation, détruire la connexion visible entre la Terre et l’univers ; paradoxalement, l’éclairage et les satellites plongeaient l’humanité dans les ténèbres en réduisant son champ de vision. Elle devenait une espèce centrée sur elle-même, aveugle de l’infinité non-humaine de l’univers.

La permanence cyclique du temps, les bêtes emportées par le dzud, les étoiles devenues invisibles… Pour les Ghalamults, le temps du départ était venu.

Le soleil fit poindre ses rayons derrière les montagnes, découpant sur l’horizon leurs cimes escarpées, accentuant leurs reliefs granitiques et projetant leur reflet sur la surface cristalline de l’eau. Jules remercia les forces mystérieuses à l’origine de sa vie, imprima dans son souvenir chaque détail de ce paysage et chaque sensation qu’il avait fait naître, puis quitta les rives du lac.

L’humaine rejoignit les moraines ornées de pétroglyphes réalisés dix mille ans auparavant par ses ancêtres et éprouva la dureté de la roche. Elle sinua entre les mélèzes et les pins en se délectant de l’odeur de résine comme du craquement des épines sous ses pas et, s’enfonçant plus profondément dans la forêt de la Katoun, la pygargue, l’ibex et l’once lui dirent adieu à leur manière farouche.

Jules atteignit un haut plateau cerné de montagnes, où seuls des graminées et des arbrisseaux poussaient à cause de la raréfaction de l’oxygène.

Au centre de l’immense plaine se trouvait un vaisseau spatial construit dans le secret par les gens de sa tribu. Il ressemblait à deux yourtes collées l’une à l’autre par une base discoïde, elle-même dirigée vers le ciel, prête à fendre les cieux en tournant sur elle-même.

Les Ghalamults avaient l’intuition profonde que tout était rond et sphérique car l’univers est un mouvement et une droite n’est pour eux que le segment visible d’une courbe. C’est pourquoi leur vaisseau d’exploration spatiale, baptisé Odmorin, ne pouvait avoir une autre forme que celle-ci : deux disques convexes réunis par des rebords plats et allongés formant quatre bras. De profil, Odmorin ressemblait à une étoile à quatre branches courbes ; de face, il devenait une sphère allongée par quatre bras centraux. Quatre vagues s’apprêtant à déferler sur la toile cosmique ; quatre chevaux prêts à galoper dans les steppes galactiques infinies.

Autour du vaisseau dressé vers le ciel comme un shaken, les Ghalamults pleuraient. Ils firent leurs adieux à Jules Wells Gagarine et bénirent son départ par des chants et des musiques comme autant de prières.

Jules prit place au centre de l’appareil, là où se trouvait un gyroscope dans lequel avaient été établis le quartier d’habitation et les panneaux de pilotage. La procédure de mise à feux fut enclenchée et le vaisseau, sans bouger de sa base de lancement, se mit à tourner sur son axe vertical. Lorsque sa vitesse de rotation maximale fut atteinte, les pivots qui le maintenaient à la base de lancement furent expulsés et Odmorin s’arracha du sol pour s’élancer jusqu’à la haute mésosphère, se soustrayant ainsi à la gravité terrestre à la vitesse de vingt millions de kilomètres par heure, en direction des étoiles.

Jules Wells Gagarine était la meilleure pilote de vaisseau spatial de sa tribu et rien n’aurait pu l’empêcher d’atteindre l’objectif qu’on lui avait fixé ; ni la peur de l’inconnu, ni la remise en question des calculs effectués par les savants ghalamults. Aussi, la réalisation de leurs prévisions ne l’étonna pas et il fallut une matinée à Odmorin pour atteindre Mars.

À ce point du voyage, il fallut traverser la première ceinture d’astéroïdes du système solaire tout en évitant la collision avec un planétoïde. Le risque était néanmoins faible car Odmorin avait l’avantage d’être petit et fin. En outre, sa conception faisait que les collisions pouvaient accélérer sa vitesse, lui permettant ainsi de franchir plus rapidement la zone périlleuse. Ce fut d’ailleurs ce qui se produisit ; une branche arquée percuta un astéroïde et l’appareil partit vers Jupiter à une vitesse avoisinant les vingt-cinq millions de kilomètres heures.

Au cœur du gyroscope, Jules ne ressentait pas le moindre mouvement rotatif. L’humaine était maintenue au sol grâce à la rotation de deux tours par minute du gyroscope, simulant ainsi une gravité, tandis que l’axe vertical se propulsait dans l’espace à trois mille sept cent soixante tours par secondes, selon les indications de l’ordinateur de bord. Naturellement, la force rotative du vaisseau était décroissante si bien que le gain de temps dû à l’accélération serait compensé plus tard par la perte de rotation.

Vingt-cinq heures et trente-deux minutes plus tard, le vaisseau entra en orbite autour de Ganymède, désormais pris entre les forces gravitationnelles de Jupiter et de ses satellites en résonance orbitale.

Grâce à un savoir et une technique reposant autant sur la science que sur les croyances religieuses ghalamultes, le vaisseau convertissait la force de gravité en force rotative. Jules laissa donc le soin au pilote automatique de reprendre seul la vitesse de rotation nécessaire à la poursuite du voyage.

Son repos fut cependant de courte durée car ses confrères savants avaient beau être brillants, ils avaient sous-évalué le potentiel énergétique du triangle formé par Io, Europe et Ganymède, sous l’influence gravitationnelle de Jupiter. Ainsi, Odmorin ne mit que quelques heures à retrouver la rotation nécessaire à sa propulsion et, mieux encore, lorsque Jules reprit les commandes du vaisseau pour l’orienter vers Kuiper, celui-ci atteignait la vitesse inespérée de soixante millions de kilomètres par heure. En prenant en compte la perte de rotation ainsi que le regain d’accélération dû au passage à proximité de Saturne, il faudrait approximativement cinq jours pour parcourir les quatre milliards de kilomètres qui séparaient Odmorin de Neptune.

La route allait être longue. Alors Jules, seule à bord de son vaisseau gyroscopique, joua du morin khuur et chanta.

Les légendes ghalamultes disaient que les dieux ancestraux se déplaçaient de réalité en réalité en chantant avec les « portes noires » séparant les univers. Les chants des dieux permettaient d’interagir avec ces passages et si l’un d’eux renvoyait l’écho du chant alors cela signifiait qu’il acceptait d’être traversé.

De même qu’ils savaient que tout était courbe dans l’univers, les Ghalamults avaient l’intuition profonde que tout n’était que vibrations et résonance entre des cordes. Et si les ondes acoustiques ne pouvaient se propager dans le vide spatial, faute de matière suffisante, les ondes sonores se convertissaient très bien en ondes électromagnétiques.

C’est pourquoi les savants ghalamults avaient doté Odmorin d’un tel convertisseur, de sorte que lorsque Jules jouait du morin khuur en l’accompagnant d’un chant khöömii, la musique se répandait dans toutes les directions autour du vaisseau.

Au crépuscule du cinquième jour, alors qu’Odmorin approchait de Kuiper, un trou noir commença à se distinguer derrière le hublot d’observation. Il était petit et visible grâce au léger rayonnement bleuté qui scintillait sur son horizon. Il était face au vaisseau et le vaisseau se dirigeait vers lui.

À travers le hublot, Jules contempla la sphère sombre. Elle semblait réagir au morin khuur et au chant khöömii : le rayonnement bleuté s’intensifiait et diminuait selon l’intensité de la musique.

Alors l’humaine poursuivit sa conversation avec le trou noir.

Le plus saisissant dans son chant diphonique, ce n’était pas les différentes techniques qu’elle maîtrisait à la perfection, mais la façon dont elles s’accordaient avec le chant en vocalisation normale et les notes du morin khuur. Sa voix était puissante et la tonalité aussi intense que mélancolique : chaque note était tenue longuement et vibrait comme l’archer sur les cordes, le bourdon et les harmoniques allaient des notes les plus basses jusqu’aux plus aiguës, et la vocalisation était chargée d’émotions ineffables.

Perdu dans le silence et les ténèbres du vide spatial, seul dans un milieu inconnu et insondable, Odmorin propageait les ondes électromagnétiques de la musique humaine et le trou noir les attirait à lui.

Le rayonnement bleu s’intensifia tant, qu’il prit des reflets rouges et forma une sphère lumineuse ; une immense bulle bleutée et rougeoyante, posée sur l’horizon des événements dans laquelle Odmorin alla se nicher…

Puis la bulle fut aspirée par le trou noir.

Lorsque Jules reprit connaissance à bord du vaisseau, celui-ci fonçait dans l’espace à une telle vitesse que l’ordinateur de bord ne pouvait la calculer.

L’humaine se hâta de revenir aux commandes pour ralentir les rotations et s’aperçut qu’elle se dirigeait tout droit sur une planète jaunâtre. À cette distance, Jules ne pouvait plus changer de trajectoire mais elle parvint à abaisser la propulsion du vaisseau à moins de quarante mille kilomètres heure lors de sa rentrée atmosphérique. Manœuvrant avec agilité, elle obligea Odmorin à se coucher sur le flanc de manière à changer sa direction et freiner sa vitesse sous l’effet de l’atmosphère. De justesse, il survola l’océan plutôt que de se pulvériser contre sa surface.

Sa propulsion était maintenant enregistrée à moins de mille kilomètres heure.

Tandis que Jules continuait de diminuer progressivement les rotations, l’étendue d’eau fit place à des récifs puis à une plaine. Odmorin perdait de l’altitude et sa vitesse était encore trop importante. Jules n’avait plus le choix : il lui fallait exécuter un atterrissage d’urgence dans la plaine si elle ne voulait pas finir par s’écraser contre un relief quelconque.

Elle fit descendre Odmorin dans un brouillard épais et la sphère inférieure du vaisseau frôla les laîches d’une zone herbeuse. À quelque six cents kilomètres heures, il percuta un relief, tangua sur plusieurs mètres de gauche à droite comme une toupie en fin de course et se planta finalement dans ce qui ressemblait à une tourbière jaunâtre et fumante.

Jules prit le temps de se remettre de ses émotions et de vérifier l’état du vaisseau. Heureusement, il s’avéra encore opérationnel de sorte que si la planète était inhospitalière le voyage d’exploration pourrait reprendre, bien que trouver le moyen de désencastrer le vaisseau l’occuperait un moment.

L’ordinateur d’Odmorin indiqua à Jules que l’atmosphère de la planète était composée principalement de trioxyde de soufre, d’ammoniac, de dioxydes de carbone et d’azote, d’acides nitrique et chlorhydrique et d’une faible quantité d’oxygène. En revanche, la gravité était identique à celle de la Terre, de même que la température extérieure qui était de trente-six degrés Celsius.

Par-dessus un léger sous-vêtement beige aux pourtours ornés de motifs traditionnels très colorés, l’humaine enfila une combinaison ventilée adaptée à l’exploration d’exoplanètes et à l’acidité de l’air, puis sortit du sas d’Odmorin. Après s’être assurée que la connexion entre sa combinaison et le vaisseau était fonctionnelle, Jules plongea dans le brouillard toxique de cette planète inconnue…

L’humaine enjambait des flaques orangées et écumeuses et tâtonnait des pieds sur des touradons d’herbacées desséchées par l’acidité tout en se demandant quel genre d’espèces extrêmophiles pouvaient abriter cette planète.

Les alentours étaient silencieux et seul le remous des eaux se faisait entendre, sans que Jules ne sache s’il était provoqué par une espèce vivante ou seulement un phénomène physique. En revanche, des vrombissements graves et rauques étaient discernables dans le lointain et Jules suivit leur provenance.

Après un certain temps de marche, ils furent tout à fait audibles et agrémentés de plusieurs autres types de bruits semblables à des machineries métalliques. Enfin, le brouillard se fit plus mince et elle distingua des silhouettes, des engins motorisés de différentes tailles et formes, des bâtiments de béton et des cheminées d’usines…

Quelque chose de lourd se posa soudain sur son épaule et Jules fit volte-face, prête à combattre ou à fuir.

– T’vas d’gager ton fichu b’dule d’l’espace d’not’ bate et f’ssa ! lui postillonna au visage un cinquantenait gras dans un anglais tellement peu articulé et compressé qu’il en était incompréhensible. 

En dehors de sa langue d’origine, Jules avait appris le chinois, le russe, l’anglais et la langue des signes de façon à pouvoir engager une conversation simple avec des personnes de diverses cultures, et si elle ne comprit pas toutes les subtilités énoncées par son interlocuteur, elle les devina par son attitude. Elle prit le temps de l’observer alors que son cerveau essayait de comprendre ce qui avait pu se produire entre le moment où Odmorin avait quitté le système solaire et celui où il avait atterri dans le marais.

L’homme avait des lunettes de protection vissées sur les yeux, un masque à oxygène portable pendait sur son épaule et il était vêtu d’une combinaison de travail reluisante et souillée. La peau nue de ses bras semblait à la fois humaine et écailleuse comme celle des poissons, et là où elle n’avait pas d’écailles, elle était rougie et couverte de cloques.

Face au regard abasourdi et incrédule de l’humaine, l’homme sembla comprendre lui aussi quelque chose et, soupirant aussi fort qu’un sas de décompression, il maugréa à grands renforts de mains et d’index : « Encore un t’riste, et chinetoc en p’us ! Toi allez bâtiment derrière quelqu’un venir t’expliquer à toi. »

Après plusieurs secondes d’hésitation, Jules Wells Gagarine claudiqua jusqu’à l’endroit indiqué par l’homme, non sans lui avoir jeté un dernier regard halluciné. Elle poussa la porte et tomba sur des ouvriers qui s’affairaient autour de bacs contenant le même liquide jaunâtre bouillonnant qui se trouvait aux abords de l’usine.

Un homme blanc, probablement investi d’une quelconque autorité de surveillance, vint à sa rencontre pour lui demander ce qu’elle fichait ici. Mais, avant qu’elle ne puisse répondre, il lui fit signe de se taire et plaça deux doigts contre sa tempe. Il fronça les sourcils en hochant de la tête comme s’il recevait des instructions divines par télépathie, puis il lui demanda d’attendre et partit.

Jules essaya de se faire à l’idée qu’elle avait traversé le système solaire et un trou noir, soit des milliards de kilomètres, pour se retrouver propulsée sur une exoplanète abritant des êtres humains, chose qu’elle savait fort peu probable, si ce n’est totalement impossible.

Elle observa les ouvriers et le mobilier qui l’entourait : tout ressemblait au monde qu’elle avait quitté une semaine auparavant. Les ouvriers avaient tous le teint hâlé et de l’embonpoint, et tous avaient les traits caractéristiques d’hommes occidentaux ou hispaniques. Hormis quelques détails, le reste était identique à ce qu’elle connaissait et cette perspective l’affligea soudainement : sa mission avait échoué.

L’homme revint en compagnie d’un deuxième, bedonnant, blond aux reflets roux, au teint rougi et pourvu d’écailles de poisson sur le cou et les bras. Il arborait fièrement une coupe de cheveux mulet et rabattait les mèches situées sur le côté de son crâne vers le milieu afin de cacher la naissance d’une inévitable calvitie. Enfin, il s’évertuait à paraître digne en bombant excessivement sa généreuse poitrine dans une combinaison de travail trop petite, ce qui eut pour effet, outre de le rendre aussi ridicule que présomptueux, de faire ressortir un badge indiquant « Accueil des futouristes ».

Jules se demanda s’il s’agissait d’une erreur de typographie ou d’un mauvais jeu de mots.

L’homme obèse s’avança vers elle à la manière d’un culbuto, lui adressa un sourire d’une blancheur digne d’une prothèse dentaire et déclara d’une voix forte et avenante : « Cher futouriste, benv’nue dans l’monde d’hier. »

Le terme n’était donc pas une coquille.

Les deux hommes s’attendirent à une réaction mais Jules se contenta d’opiner légèrement du chef en les scrutant l’un après l’autre.

Mal à l’aise, le chargé d’accueil des futouristes se racla la gorge et demanda : « De quelle date tu viens, mon p’tit gars ? »

Cette question insolite surprit Jules qui, fronçant les sourcils, répondit en un anglais écorché par l’accent ghalamult : « L’an 2042 ».

Les deux hommes se regardèrent, stupéfaits, puis débattirent aussitôt avec un fort enthousiasme : l’un disait qu’elle ne venait pas du futur, l’autre répondait que c’était impossible, le premier s’exclamait du caractère incroyable de la situation, le second surenchérissait par un « énorme »… Ils tombèrent finalement d’accord sur le fait qu’il fallait l’amener au Premier Régisseur de l’Administration Républicaine Populaire.

Faut j’vous amène au Premier Régisseur de l’Administration Républicaine Populaire, dit le chargé d’accueil. Moi c’est Donald Reagan Rodriguez, agent d’communication d’la firme mondiale OxxynPuril et chargé d’accueil des futouristes qui atterrissent sur l’territoire d’l’entreprise.

Jules Wells Gagarine, déclara l’humaine dans la radio de son casque après avoir compris que Donald Reagan Rodriguez attendait qu’elle se présente à son tour. Sur quelle planète sommes-nous ?

Le chargé d’accueil fit signe à Jules de le suivre jusqu’à la sortie de l’usine.

Ici c’est les États-Unis d’Amérique de l’An 2248, mon p’tit gars, et vous pouvez r’tirer vot’ casque, z’êtes p’us dans l’espace-temps !

La cosmonaute jeta des coups d’œils aux épaisses fumées recrachées par les cheminées de l’usine, aux eaux jaunâtres que celle-ci vomissait dans le marécage et aux panaches de fumerolles toxiques qui s’en dégageaient et densifiaient les gaz acides ambiants.

Je vous remercie Donald Reagan Rodriguez, mais connaissant la composition de l’air de votre planète, je préfère le garder pour éviter de mourir asphyxiée.

Donald hésita puis laissa éclater un rire sonore : « Oh, ben vous craignez d’chi ! Juste des brûlures et des toussements. Ici, à OxxynPuril, on est comme qui dirait l’leader mondial d’la production d’air pur ! On l’produisons ici même, dans c’t’usine, et on l’envoye jusque dans les plus grandes villes du monde et pis à Billcity, là-bas. »

Il tendit un bras recouvert d’écailles de poissons en direction d’une coupole qui semblait se dessiner par-delà le brouillard acide.

Je vois, déclara Jules davantage pour signifier qu’elle relevait toute l’absurdité de la situation plus qu’elle ne voyait effectivement la ville où était acheminé l’air pur.

Au cours d’un monologue fort ennuyeux, Donald lui présenta les caractéristiques historiques de Billcity, vers laquelle ils se dirigeaient maintenant dans une voiture volante dont le bruit infernal du moteur et des turbines était tel qu’il couvrait la plupart de ses explications.

Ils émergèrent enfin du brouillard acide et Jules put apercevoir la ville en question. Celle-ci était placée sous une sorte de dôme transparent au pied duquel couraient des gaines imposantes. Donald partit alors dans des descriptions techniques portant aussi bien sur l’histoire de la construction du dôme, la façon dont l’air pur y été acheminé, la surveillance militaire dont les gaines faisaient l’objet ou encore sur les performances et l’efficacité productive de l’entreprise OxxynPuril.

Après avoir longuement scruté les écailles de poissons de ses bras rougis et cloqués, Jules interrompit son exposé en demandant brusquement : « Avez-vous tous des écailles sur la peau ? »

Pris au dépourvu, Donald bredouilla. Il ne comprenait pas pourquoi ce détail avait plus d’importance à ses yeux que les explications qu’il lui donnait sur Billcity, puis se rappela que l’individu qui se trouvait à ses côtés était un étranger.

C’est juste des bandages en peaux d’poissons… C’est super efficace pour empêcher les brûlures qu’a fait l’air qu’est pas purifié par OxxynPuril. Et pis c’est une filiale à nous qu’on commercialisons ces bandages, voyez comment qu’on est fort ?

Comme Jules ne disait rien, occupée qu’elle était à traduire les propos dysphasiques de Donald, ce dernier crut bon d’ajouter : « Voir ces millions d’poissons qui frétillent les uns contre les autres dans des cages flottantes avant d’être balancés sur des tapis qui roulent pis d’être transformés en nourriture et en bandages, c’est comme d’l’art ou d’la poésie, voyez ? »

Jules préféra garder le silence plutôt que d’offusquer son guide et regarda par la fenêtre de la voiture. À côté planait un bus rempli de voyageurs en partance vers un tunnel indiquant Accès salariés, et Jules put méditer sur la beauté d’humains frétillants les uns contre les autres dans une cage volante pour être transformés en travailleurs.

Soudain, un projectile tomba du ciel, s’écrasa contre le bus et les deux objets encastrés l’un dans l’autre se fracassèrent contre le sol, environ deux cents mètres plus bas.

Wawouh ! s’exclama Donald, surexcité, riant et se trémoussant comme un dément. Un peu plus et c’était nous ! Feuk ! J’ai jamais frôlé l’accident d’capsule d’aussi prêt ! Et avec un bus en plus ! Feuk, feuk, feuk ! »

Jules, épouvantée, bredouilla : « Que… que s’est-il passé ? ».

Oh c’est rien ! Juste un accident d’capsule temporelle.

Il tourna la tête en direction de Jules pour partager avec elle son enthousiasme, mais la vue de son air décomposé et livide l’incita à lui fournir quelques éclaircissements : « Y a des visiteurs des temps futurs ici. Mais des fois, y a des erreurs de timing, des trucs comme ça, voyez ? Et pis la technologie des capsules c’est pas sûr-sûr, et alors boum ! C’est l’accident. »

Jules se demanda si un enfant de trois ans n’aurait pas fourni de meilleures explications.

Donald, qui voulut conclure par des mots d’apaisement, s’exclama guilleret : « Ça arrive tout l’temps ! »

Sur ce fait, des voitures volantes atterrirent, sirène hurlante, près de l’accident et les équipes d’intervention commencèrent à ramasser les morceaux de chair pulvérisée et sanguinolente, entremêlés dans les débris de carlingue.

Tenez, j’vous l’avais ben dit : faut pas s’inquiéter mon vieux ! tonna Donald en lui assenant deux grosses claques contre l’épaule. Y ramassont les morceaux, là, pour après r’constituer tout ça en labo !

Vous pouvez faire ça ?

Ah sûr ! Faut juste de l’adéhène et d’autres trucs… J’sais pas comment qu’ça marche, mais ça marche ! Bon, y arrivont à les r’constituer sur l’extérieur ; le dehors quoi et pis les organes et tout ça. Après l’superflu, l’intérieur d’la caboche, ça, c’est une aut’ marmite à poissons… C’est-à-dire qu’y sont pas toujours r’mis dans l’bon ordre là-haut, si vous voyez c’que j’veux dire. Alors y faut les r’formater, mais c’est super intéressant ! Ça rapporte pas mal d’argent, les accidents. Tout ça grâce à c’que, chez nous, on appelons le progrès scientifique, vous comprendez ?

Jules déglutit : « Je n’en suis pas sûre »

Mais si ! C’est simple, vous allez voir : pour chaque problème y a une solution. L’homme veut aller plus vite ? On inventons des voitures. On peut p’us respirer à cause qu’les voitures elles mettont du brouillard ? On construisons des usines d’air pur. Et voilà comment que l’homme et la science, ils avançont ensemble vers l’progrès. Vous comprendez maintenant ?

Votre progrès scientifique ressemble fort à du colmatage, tempéra Jules.

Donald émit des claquements de langue désapprobateurs.

Hé, soyez pas pessimiste ! Ici les pessimistes on n’en veut pas ! À Billcity on est dans l’optimitude à fond. On n’est pas des lopettes. Nous, quand on trouve un problème, hop, on voye la solution ! On n’a p’t’être p’us d’abeilles mais on a des drones, comme on dit. Comme ça, on avance toujours ; toujours tout droit, on avançons, indiqua Donald en agrémentant son propos d’un mouvement ferme de la main en guise d’illustration.

Lorsqu’ils arrivèrent à Billcity, ils laissèrent leur voiture volante sur un parking aérien gigantesque et s’alignèrent derrière d’autres personnes désireuses de pénétrer l’enceinte urbaine.

Donald expliqua à Jules, avec son langage bien particulier d’attardé mental, que les voitures étaient interdites à l’intérieur de la ville en raison de la préservation de la pureté de l’air, à moins d’avoir les moyens financiers de s’octroyer ce privilège. C’était également pour cette raison qu’il devait faire la queue devant un sas public afin de ne pas corrompre la qualité atmosphérique du dôme de protection de Billcity.

Jules observa un instant la foule qui se pressait devant eux. Remarquant que beaucoup avaient des bras et des jambes robotiques, elle en demanda la raison à Donald.

C’est pour remplacer les jambes ou les bras qu’ils ont p’us, répondit-il distraitement avant de revenir sur la composition du dôme et d’en vanter la prouesse technique.

Jules insista pour savoir à quelle occasion tous ces gens pouvaient avoir perdu leur jambe et leur bras.

Donald soupira : « Les toubibs ont été obligés d’leur couper à cause d’la pourriture des mains ou des pieds. »

Voyant que cette vague explication ne contenterait pas la curiosité de Jules, Donald fit un effort pour expliquer que la nanotechnologie utilisée pour dépolluer l’eau avait pour conséquence d’entraîner, à plus ou moins long terme, une gangrène aux extrémités des membres.

Les eaux, elles ont d’la pollution à cause qu’y a des « métaux lourds », donc on peut pas la boire, l’eau. Et comme il faut d’l’eau pour boire, les scientifiques y ont travaillé sur des mini robots qui mangent la pollution : la naino… nano… technologie, qu’y appellent ça.

« Bah du coup, à cause des mini-robots, on a d’la pourriture dans les pieds et les mains et la pourriture elle revient même si les toubibs y nous r’constituons. Alors y s’emmerdont pas et, slash, ils coupont et mettont du bionique. En plus les gens y kiffont parce que… « ça optimise leur potentiel physiologique », r’gardez. »

Donald tapota l’épaule d’une femme pour attirer son intention puis lui expliqua que l’étrange individu ici présent, revêtant une combinaison de cosmonaute, était un touriste temporel et qu’il ne connaissait pas la technologie des membres bioniques.

La femme accepta de lui faire une démonstration de la force prodigieuse de son bras artificiel en se saisissant d’une pierre plutôt lourde et en la jetant le plus loin possible. Fort malheureusement, la main mécanique resta solidement arrimée à la surface de la pierre et le bras bionique s’arracha de l’épaule humaine dans une giclée de sang. L’humaine poussa des hurlements de douleur tandis que son bras bionique atterrissait à plusieurs dizaines de mètres de là, avec la pierre.

Donald se confondit en excuses et promit à son invitée, horrifiée, que cela était un regrettable accident d’une extrême rareté. C’est alors qu’un homme le bouscula pour nier vivement ces affirmations en exhibant à son tour sa jambe bionique défectueuse dont il pouvait à peine se servir pour garder son équilibre car des pièces s’étaient brisées et désarticulées après seulement un mois d’utilisation.

Pouah ! Mais monsieur, vous avez acheté du bas d’gamme ! Ça vaut rien c’te marque, y faut pas s’étonner hein ! s’exclama Donald, furieux d’être contredit devant son public.

Entre temps, une équipe médicale était arrivée sur les lieux et prenait en charge la femme amputée. Celle-ci, sous le choc, avait fait une crise cardiaque et était décédée. Un bocal serti dans une machinerie tubulaire fut alors sorti du camion. Le médecin injecta du sang prélevé sur la femme dans la machinerie et, en quelques secondes, celle-ci fabriqua, couche par couche, un cœur humide et palpitant dans le bocal pendant que l’équipe s’affairait à découper la cage thoracique de la femme pour lui réimplanter son nouveau cœur reconstitué.

Donald profita de la cohue engendrée par le spectacle médical d’une femme entre la vie et la mort pour entraîner Jules Wells Gagarine vers le sas d’entrée de Billcity qui s’ouvrit sur une grande place.

Au centre de celle-ci, était érigée une statue métallique gigantesque d’un homme brandissant vaillamment un téléphone portable vers le sommet du dôme de protection atmosphérique. La plaque commémorative indiquait : « Bill Great at the top ».

Comme elle ne craignait plus l’asphyxie sous cette cloche d’air purifié, Jules éteignit les différents systèmes de régulation de son casque et en activa l’ouverture. Elle put alors s’apercevoir que, si l’atmosphère était transparente et lumineuse, elle avait néanmoins une forte odeur de chlore.

Autour de la place, s’empilaient des immeubles de métal, des bâtiments en béton, ainsi que des arbres, des arbustes et des fougères tous identiques et dotés d’une couleur et d’un aspect fort étranges. Donald expliqua à son invitée que les végétaux de la ville n’en étaient pas : il s’agissait en réalité d’amas de nanoparticules servant de source lumineuse en remplacement des lampadaires.

Et pis, précisa Donald la mine réjouie, y a pas besoin d’avoir d’l’utilisation pour tout. On kiffe aussi juste les beaux trucs, et Billcity c’est la ville du monde qu’est la plus belle, trouvez pas ?

Jules se remémora avec regret les monts granitiques sous la nitescence lunaire, le vent emportant les odeurs et les voix fauves du faucon ou de l’ours, les torrents et les rivières aux détours tortueux bordés par la mousse et les résineux de l’Altaï ; paysages sauvages et immenses dont la beauté était égale à leur variété infinie de lumières, de couleurs et de détails.

Oui, le plus bel endroit du monde… murmura-t-elle en repensant ainsi au pays qu’elle avait quitté.

Donald fut ravi que son invitée partage son sentiment et lui montra comment les bâtiments avaient la faculté de s’autoconstruire, de la même façon que le cœur artificiel de la femme. Il l’emmena sur un site de construction et Jules pu admirer la façon dont les nanorobots se multipliaient et fabriquaient le dernier étage d’un immeuble, puis la toiture.

Alors, curieusement, le toit devint comme élastique : il s’affaissa, rebondit, s’affaissa de nouveau, puis se brisa tout à fait en entraînant au sol la moitié de la construction.

Jules, abasourdie, espéra que le cœur artificiel de la femme cardiaque ne connaîtrait pas le même sort.

Heu… On f’rait mieux d’les laisser bosser tranquille, bredouilla Donald en riant de malaise et en entraînant Jules vers une autre partie de la ville.

Ils arrivèrent dans le centre-ville où régnait une incroyable cohue. Une foule dense de personnes déambulait dans les rues et tous semblaient se parler à eux-mêmes. Ils faisaient de grands gestes des mains et des doigts dans les airs et ne cessaient de se bousculer les uns les autres ou de percuter des murs, la végétation factice ou des panneaux publicitaires.

Un individu les heurta, puis un autre avança à leurs côtés en faisant pianoter ses index dans les airs comme s’il appuyait sur des boutons imaginaires. Tout en continuant d’avancer droit devant lui, il faisait faire à ses mains des mouvements d’essuie-glace, rapprochait son index et son pouce avant de les écarter, faisait tourbillonner son index gauche tout en balançant énergiquement son index droit d’avant en arrière, et enfin une voiture volante le percuta violemment et lui arracha la tête, laquelle partit rebondir sur le sol dans des jets de sang, avant de rouler jusqu’aux pieds de Jules et Donald.

Décidément, la journée n’était pas idéale pour faire visiter la ville à une touriste temporelle et Donald rugit : « Ces abrutis, y écoutont jamais les conseils d’la pub ! On n’utilise pas l’atéache quand on marche ! »

Furieux, Donald éjecta son pied dans la tête arrachée pour mieux ponctuer cette interdiction. Lorsqu’il revint à Jules, son expression sidérée l’obligea à s’expliquer : « C’est qu’on a des yeux bioniques aussi. On voit avec la réalité augmentée et not’ téléphone, il se connecte à nos yeux bioniques pour l’atéache ; l’affichage tête haute. On a des mains bioniques ou des gants exprès qui font qu’on peut appuyer sur des boutons sans appuyer vraiment d’sus, comprendez ? Alors c’est dur d’ben voir où qu’on marche. Et si c’est une zone d’atterrissage d’voitures alors voilà… »

Jules comprenait que ces gens n’avaient pas seulement l’air de déments enfermés dans leur petit monde mental, ils l’étaient réellement et les augmentations bioniques dont ils se dotaient ne semblaient propres qu’à empirer leur idiotie suicidaire.

Ils arrivèrent dans un quartier plus calme et Donald lui expliqua qu’il s’agissait du quartier des services à la personne.

Jules put contempler des individus dans des tenues brillantes et colorées, si moulantes qu’elles semblaient peintes sur la peau et cachaient aussi bien les formes du corps que si ces hommes et ces femmes avaient été nus. Ils allaient et venaient dans de luxueuses voitures volantes, pavanaient dans des boutiques et prenaient du bon temps dans des spas ou sur la terrasse d’hôtels fastueux. Autour d’eux se pressait une armada uniforme d’individus identiquement laids et dépourvus de bouche.

Jules demanda à Donald s’il s’agissait de robots et sa question le fit tellement rire qu’il dût se plier en deux pour se tenir les côtes.

Ben sûr qu’non ! Ah, c’que vous êtes drôle ! Ça coûterait ben trop cher et ça serait ben trop compliqué d’fabriquer autant d’droïdes ! C’est des clones modifiés dans les gènes pour exécuter des ordres sans râler. Y les fabriquont à la chaîne, sur des tapis qui roulent, à la Huxley Manufacturing Compagny. J’en ai acheté un pour faire l’ménage dans mon appartement… Il est super pratique et fait tout c’que j’y d’mande… mais il a pas beaucoup d’discussion, si vous voyez c’que j’veux dire ! »

Donald repartit de son rire, très fier qu’il était de sa blague, puis entraîna Jules dans le plus opulent des bâtiments de Billcity ; le palais du Premier Régisseur de l’Administration Républicaine Populaire.

Lorsque Jules fut introduite auprès du Premier Régisseur, elle découvrit un homme d’une quarantaine d’années, à l’allure fine et au visage séduisant et charismatique, vêtu d’une sorte de substance organique épaisse capable de modifier sa forme, sa texture et sa couleur, fort occupé à lire une version américaine de Voyage au centre de la Terre, assis en tailleur sur un tapis coloré, au milieu de bandes dessinées de science-fiction éparpillées sur le sol.

On lui annonça que le cosmonaute ici présent était Jules Wells Gagarine mais le Premier Régisseur ne daigna pas relever la tête de son bouquin tant qu’il n’eut pas fini sa page. Après quoi, il salua son visiteur et l’invita à s’asseoir sur une structure géométrique immense, lumineuse, construite dans un étrange matériau argenté, qu’il présenta comme étant un « canapé ».

Alors c’est vous qui venez de l’an 2042 ?

Jules acquiesça.

Hé bien, hé bien ! Je suppose que vous êtes émerveillée par les prouesses techniques de Billcity. Ici nous avons à cœur de décupler le potentiel humain, de transcender l’animal… Voulez-vous bien avoir l’obligeance d’ôter votre tenue ridicule ? J’ai l’impression de parler à un fichu droïde du XXIe siècle ! s’écria le Premier Régisseur tandis que le tissu organique qui lui couvrait le corps devenait rouge et se hérissait de piquants.

Jules s’exécuta de mauvaise grâce bien qu’elle n’en fit rien apparaître et un clone laquais emporta sa combinaison.

Nous allons le remettre dans le vaisseau, précisa le Premier Régisseur devant la mine soucieuse de Jules.

Mon vaisseau est enlisé dans un marécage.

Il n’y ait plus et ce n’est plus le vôtre. Nous l’avons fait remorquer et comme il a atterri sur les terres d’OxxynPuril, il lui appartient, déclara sèchement le Premier Régisseur en scrutant avec dégoût les vêtements aux motifs traditionnels mongols que portaient Jules sous sa combinaison.

« Mais ne vous inquiétez pas nous vous offrons votre collaboration à notre projet, poursuivit-il dans une manipulation effrontée destinée à faire passer son besoin égoïste pour un cadeau généreux. Voyez-vous, nous sommes régulièrement visités par les touristes du futur mais ils sont incapables de nous expliquer le fonctionnement de leurs capsules temporelles, lesquelles se trouvent d’ailleurs tellement endommagées par le voyage qu’elles sont inutiles.

« Avec votre arrivée, c’est la première fois qu’un touriste vient du passé, mais en plus, à bord d’un vaisseau plutôt que d’une capsule. Nous sommes donc en train de l’étudier pour en comprendre le fonctionnement et fabriquer notre propre vaisseau d’exploration temporelle. Qu’en dites-vous ? »

J’accepte, déclara Jules. Emmenez-moi à mon vaisseau : je vais tout vous expliquer.

Une onde de méfiance ombragea le regard du Premier Régisseur et Jules se dit qu’elle s’était sans doute montrée un peu trop zélée.

Lui avez-vous montré les chiens ? demanda alors le Premier Régisseur en se tournant vers le bedonnant Donald Reagan Rodriguez.

Nan, m’sieur.

Hé bien emmenez notre visiteur du passé jusqu’aux chiens… Il faut absolument lui montrer ce que nous avons fait avec les chiens.

Oh mon dieu, se dit Jules. Qu’avaient-ils bien pu faire avec les chiens ?

Donald accompagna son invitée jusqu’à la périphérie de Billcity où s’étendait, sous un second dôme, une vaste banlieue.

Ici, l’air était plus chaud, suffocant et acide. Chaque respiration causait une sensation de brûlure dans les narines et la gorge. D’après les explications de Donald, l’air de la banlieue n’était pas purifiée mais seulement filtrée, laissant ainsi passer une bonne partie des gaz toxiques de l’atmosphère terrestre.

En outre, des drones bicolores jaune et bleu, ou noir et orange, assombrissaient les cieux telles des nuées d’étourneaux au crépuscule. Ils portaient des colis sous leur corps métallique et, dès qu’un consommateur acceptait de payer le produit qu’il avait pensé s’acheter, l’un ou l’autre de ces drones fonçait comme une torpille pour balancer aussi rapidement que possible le colis aux pieds du client, ou sur le paillasson de son pavillon.

Donald expliqua qu’il s’agissait des livreurs des deux plus grosses sociétés de grande distribution, Omozan et Wolmort, avec livraison à domicile gratuite par achat mental. Il fit une démonstration à Jules et dit à haute voix comme s’il se parlait à lui-même : « Hum, j’mangerais ben une glace Giant au beurre d’cacahouètes et au bacon ».

Une offre s’alluma aussitôt dans l’œil bionique de Donald. Celui-ci accepta les conditions de vente d’un mouvement d’index dans les airs. Au bout d’une ou deux minutes, un drone de chaque marque fonça jusqu’à lui pour lui balancer sur la tête un pack congelé de quarante glaces, saveur beurre de cacahuètes et bacon, de la marque Giant.

Donald était très fier des exploits de son siècle mais les drones commencèrent à se comporter d’une surprenante manière. Comme le paiement était versé au bénéfice de la première société à avoir effectué la livraison, chacun revendiqua l’accomplissement du service. Les drones se percutèrent une première fois, puis continuèrent avec de plus en plus de violence et finirent par déployer un véritable arsenal guerrier l’un contre l’autre. Et bientôt, les drones jaunes et bleus de Wolmort et les drones orange et noirs d’Omozan se livrèrent une guerre aérienne sans pitié.

Wawouh ! s’écria Donald. Guerre de drones !

Jules abandonna Donald, que le spectacle des tirs de missiles et des chutes de quadricoptères miniatures amusaient follement, pour se mettre à l’abri dans l’angle d’un grand bâtiment en béton. Elle se colla au mur et observa les petits projectiles fuser de toutes parts et percuter des maisons, des fenêtres et des passants en provoquant chaque fois une mini explosion.

C’est alors qu’un individu au regard halluciné et l’air hagard se planta devant elle. Les yeux écarquillés et grands ouverts, il observa Jules durant de longues minutes puis, en penchant légèrement la tête de côté, se mit à ouvrir et fermer sa bouche en formant un O dont seul le claquement ténu des lèvres formait un léger son.

Ah vous êtes là ! s’écria Donald qui accourait face à elle. Fallait rester, c’était énorme ! Piou-piou, piou ! Ça fusait dans tous les sens et… Oh, un fishy ! Alors, Jules Wells Gagarine, on fait copain-copain avec le voisinage ?

Je ne comprends pas ce qu’il me veut et pourquoi il fait… ce qu’il est en train de faire.

C’est un fishy ! Alors il parle fishy, c’est normal.

Donald s’approcha de l’homme ahuri et l’observa quelques secondes faire sa tête de poisson, puis déclara en riant : « Ah j’l’aurais parié ! Comme tous les fishys y d’mande : « qui j’suis ?? » , « où j’suis ?? » ! Y savent dire que ça ces bargeots ! »

Qu’est-ce qu’un « fishy » ?

Hé, vous vous souvenez pas ? J’vous ai parlé des mecs écrabouillés qu’on r’constitue ? Hé ben c’est ça ! Un fishy… J’vous avais dit que c’était pas tout ben r’mis dans leur ciboulot après, murmura Donald sur le ton de la confidence tout en désignant sa propre tête d’un mouvement circulaire de l’index.

Et le fishy partit errer plus loin dans les rues bien alignées de la banlieue.

Donald prévint alors Jules qu’il leur fallait prendre le téléporteur pour aller voir les chiens, mais son invitée, visiblement peu intéressée, préférait savoir où se trouvait son vaisseau.

Il est pas loin des chiens. Tout ça, les chiens et les capsules temporelles, c’est une zone militaire alors on s’ra à côté. Tenez, on va faire la queue ici aux téléporteurs.

L’endroit ressemblait à une gare souterraine : obscur et nauséabond, avec des plaques de métal et du carrelage sur les murs, des sièges inconfortables et sales, et des cabines dans lesquelles les gens entraient pour y disparaître.

Soudain, Jules agrippa le bras de Donald.

Je crois que cet homme est en train de faire un malaise ! s’exclama-t-elle en pointant du doigt un homme gisant sur le sol.

Ses yeux étaient révulsés, sa langue pendait entre ses lèvres d’où sortaient également une épaisse écume blanche et son corps entier était pris de convulsions. Pourtant, la foule alentour l’ignorait et chacun continuait ou bien de faire la queue, ou bien d’aller et venir d’un endroit à l’autre. Et, en y regardant de plus près, beaucoup d’autres individus présentaient les mêmes symptômes que cet homme. Certains étaient debout, d’autre assis, d’autres encore convulsaient contre un mur…

Vous inquiétez pas, lâcha Donald d’un ton amusé, y sont en train d’vivre des aventures super cool en réalité virtuelle sur le web douze point zéro. Fauda qu’vous essayiez un jour ; y plantent des électrodes sur l’cerveau et envoyent des impulsions électriques et tout ça. R’gardez, ça va être notre tour.

Devant eux, il ne restait plus qu’une personne. Elle pénétra dans la cabine et celle-ci se referma. Une série de diodes s’alluma, un bourdonnement se fit entendre et lorsque la porte de la cabine s’ouvrit de nouveau, Jules et Donald purent contempler les restes liquéfiés de l’individu se répandre hors de la cabine pour venir délicatement napper leurs chaussures dans un « splash » émétique.

Donald jura de dégoût : « Oh putain d’merde ! J’vous jure qu’c’est un accident qui arrive genre pas souvent. »

Je refuse d’entrer là-dedans, déclara Jules d’un ton résolu, derrière la main qu’elle avait plaqué contre sa bouche pour se retenir de vomir.

Mais y a rien à avoir peur ! L’programme d’déconstruction ou de r’construction marche pas toujours suivant la formologie mais c’est scientifiquement prouvé, garanti fiable à 99 %, la pointe du progrès que j’vous dis.

Je refuse.

Bon ! On va y aller en voiture, mais j’vous préviens : ça s’ra ben plus long et ben moins cool ! Et j’vous trouve pas très optimiste d’puis l’début quand même, pourriez faire un effort !

Une heure plus tard, la voiture atterrit dans un quartier secondaire de Billcity, lequel était placé sous un dôme dont la qualité était si médiocre qu’il était constellé de fissures, d’éclats et de brèches plus ou moins larges. Autant dire qu’il ne servait à peu près à rien et présentait même un risque pour la sécurité des habitants.

Le dôme était très petit, si bien que les bâtiments s’empilaient les uns sur les autres jusqu’au raz de la voûte, laquelle était couverte de poussière et de saleté, ce qui avait pour effet de plonger les lieux dans une obscurité permanente. Pour pallier cet effet, les bâtiments et les affiches publicitaires étaient bardés d’écrans lumineux et de néons alimentés par une centrale électrique qui tournait à plein rendement en recrachant tout contre le dôme ses propres nuages acides.

Wawouh, s’exclama Jules, feintant la réjouissance. Mais c’est super ici ! Cet air si jaunâtre, si dense, qui sent si bon la soude caustique, et puis ce dôme magnifique qui ne risque à aucun moment de nous fendre le crâne en se détachant morceau par morceau, c’est merveilleux !

Voilà, mon gars ! Ça, c’est l’attitude qu’on aime à Billcity !

Je suis une femme, rectifia Jules distraitement, remarquant enfin le caractère erroné de cette familiarité.

Sans déconner ?! Une femme ? Depuis le début ?! Enfin, j’veux dire, z’êtes plate comme une planche à pain, z’avez d’la moustache et les ch’veux courts comme un gars, tout ça… »

Jules planta ses yeux verts lumineux dans ceux de Donald et le considéra avec une intense réflexion : « Alors vos gros seins et vos cheveux longs font de vous une femme ? » demanda-t-elle innocemment en évoquant sa généreuse poitrine d’homme obèse et sa coupe mulet.

Heu, bah ! … Non mais, et pis… Et pis Jules c’est un prénom d’mec ça !

Ah oui ?… Remarquez, moi j’ai toujours pensé que Donald c’était pour les canards, alors…

Pouah ! se résigna Donald. Allez, j’vous emmène voir les chiens et pis c’est tout… Madame ! fulmina-t-il, humilié.

Ils traversèrent le quartier populaire et Jules put apercevoir que tous les habitants présentaient des aspects non humain ; ils avaient des membres, des organes ou bien des choses en plus.

Donald lui expliqua que ces jeunes gens étaient profondément inspirés par les doctrines évolutives visant un transhumanisme et qu’il s’agissait donc d’améliorations corporelles volontaires.

Jules put ainsi croiser des badauds arborant des antennes vissées sur le crâne, ou bien une longue queue touffue et des oreilles de chat, un homme avec deux paires de bras couverts de machineries, quand d’autres encore avaient des ailes de taille et de couleurs différentes. À leurs côtés, un individu avec un arrière-train de cheval le faisait davantage tenir de l’abomination que de la féerie mais cela ne l’empêchait pas de trotter bizarrement avec fierté.

Un groupe des jeunes gens ailés commença à manifester de l’intérêt pour Jules. Ils se rapprochèrent d’elle et lui posèrent des questions sur ses origines mongoles. Elle y répondit volontiers et leur posa à son tour des questions sur l’intérêt de se greffer des ailes dans le dos.

Ils pouffèrent de mépris : c’était tellement cool les ailes, mais les vieux ne pouvaient rien y comprendre.

Mais est-ce que cela vous aide à voler et à vous passer de véhicule ? demanda Jules, sincèrement intéressée.

Les jeunes gens se regardèrent, visiblement gênés.

Bien sûr qu’on peut voler avec ! répondit celui qui semblait avoir le plus d’assurance au sein du groupe. Ça c’est carrément trop clair mec, ces ailes, là, on les met parce que ça décuple notre potentiel humain. On est carrément no limit, tu vois ?

Pouvez-vous me faire la démonstration de la puissance de vos ailes ? s’enhardit Jules.

Le jeune homme jeta un œil inquiet à ses compères. Mais il avait été défié devant les membres de son clan ; il était obligé de relever le défi s’il ne voulait pas que sa réputation soit ternie par une humiliation publique.

Peu assuré, il prit son élan, courut sur plusieurs mètres en battant des ailes et s’envola comme l’aurait fait un gros dindon maladroit. Le jeune homme commençait à suer sang et eau, obligé qu’il était de faire supporter à ces deux pauvres ailes tout le poids de son lourd corps humain. C’est alors qu’il prit un courant et plana durant quelques secondes.

Hé, regardez-moi ! cria-t-il à l’assemblée, grisé par cette délicieuse sensation de légèreté. Je vole ! Regardez-moi tous, je défie les lois de la gravité !! Je vo-…

Le courant aérien disparut subitement et le jeune homme tomba comme une pierre. Les spectateurs assistèrent, impuissants, à l’empalement de la première partie de son corps sur un pylône tandis que la seconde, arrachée de la première, se disloqua sur le sol dans des projections de chair et de sang.

Bon, vous vous êtes ben amusée ?! On peut aller voir les chiens maintenant ?! s’agaça Donald qui avait eu sa dose de boyaux sur les pieds pour aujourd’hui.

Ils vont le reconstituer et il va devenir un fishy avec des ailes ? demanda Jules, effarée.

Mais oui, mais oui… Ces gosses-là, avec leur humanité transcendée, y vont trop loin quand même, y partont dans tous les sens. Faut d’l’ordre un peu, sinon l’progrès scientifique ça devient l’anarquie, vous comprendez ?

Donald et Jules firent quelques pas et tombèrent nez-à-nez avec des individus malingres et crasseux. Leur peau était de couleur verte sous leurs haillons ; leurs membres, disproportionnés, étaient anormalement longs et fins ; leur visage triangulaire avait d’énorme yeux noirs sans paupière, un nez minuscule et des oreilles réduites à deux petits trous.

Ils se pressaient autour de Donald et Jules pour leur demander s’ils ne voulaient pas les débarrasser de leurs membres bioniques ou de leur voiture volante. Donald leur jeta des cailloux en criant : « Barrez-vous, sales Martiens ! Pfff, y manquait plus qu’eux ! ».

Ce sont des extraterrestres ? s’enquit Jules.

Mais ben sûr qu’non ! Vous voyez ben qu’c’est des humains quand même ?! Y ont subi, comme qui dirait, des mutations chénétiques à force d’vivre sur Mars mais y sont r’venus sur Terre comme des tafioles ! Bon, vous m’excusez, on est perdu dans c’fichu quartier et y faut j’trouve un plan.

Lorsque Donald partit à la recherche d’un plan du quartier, dans le monde virtuel de l’ATH de son téléphone, les Martiens se rapprochèrent de Jules.

Comment se passe la vie sur Mars ? interrogea-t-elle tandis qu’ils essayaient de lui vendre une fourchette électrique pour spaghettis, un parapluie-chauffant et autre assortiment de coques et de brassards pour téléphones portables.

Comme aucun d’entre eux ne répondaient, tout occupés qu’ils étaient à lui montrer les babioles qu’ils proposaient, elle insista tant qu’ils finirent par lui dire que la vie sur Mars était horrible. Pourquoi croyait-elle qu’ils étaient revenus sur Terre ?! Mars était un enfer gelé ! Rien ne s’était jamais passé comme prévu et la terraformation n’avait fait que rendre les conditions de vie encore plus dangereuses. Ils énumèrent une partie de leurs malheurs : les systèmes d’oxygénation des dômes tombaient en panne une à six fois par semaine, à l’instar du chauffage et du réseau de distribution de l’eau potable ; les serres hydroponiques ne donnaient rien ; les bâtiments s’effondraient ; les tempêtes de plasma brûlaient tout ; la faible gravité les rendait rachitiques…

Regardez-nous ! gémit un Martien. Non mais vous avez-vu la tronche qu’on a maintenant ?

Allez en route, déclara Donald qui avait rétablit le contact avec la réalité. Laissez donc ces fichus ramasse-crottes de Martiens à leur sort de fouineurs de poubelles.

Pourquoi dites-vous cela ?

Non mais vous les avez ben vus ?! Y ont abandonné Mars pour r’venir comme des lâches ! Plutôt que d’travailler dur comme nous qu’on fait sur Terre ! Au lieu d’faire la conquête spatiale et la domination de l’homme et prouver notre capacité surhumaine pour l’adaptement à tout grâce à notre intelligence et la science, y r’viennent ici pour faire des sous avec nos poubelles ! Des traîtres ! Des déserteurs ! Des lopettes ! Des…

Je vois, je vois, coupa Jules. Alors, vous savez où nous devons aller pour mon vaisseau ?

J’en ai pas la moindre idée ! R’gardez c’putain d’beau plan en trois dimensions… »

Donald brandit l’hologramme qui sortait d’une sorte de gros bracelet.

C’est super joli, wawouh ! C’est plein d’lumières et d’couleurs, on dirait qu’on peut l’toucher, ça en jette un max ! Mais on n’y comprend que dalle ! On sait même pas où qu’est l’nord du sud, là-dessus ! Non mais c’est vrai, r’gardez, y a même pas d’boussole !

Vous ne m’avez pas l’air très optimiste Donald Reagan Rodriguez…

L’intéressé éteignit l’hologramme d’un coup sec sur son poignet et tonna : « Mais ben sûr que je l’suis ! Tiens, c’est par là-bas ». Et il s’engouffra dans une ruelle.

Après une bonne heure de marche ponctuée de tours et de détours dans des venelles, ils furent attirés par les cris d’une foule et arrivèrent sur une grande place publique ceinte de bâtiments portant l’enseigne « SIMAC », sous-titrée « Synthèse d’Idiome Mental pour Articulation Canine ».

Alors qu’ils approchaient, les hurlements de la foule se firent plus intenses et formèrent un brouhaha de revendications fusant de toutes parts. Les slogans scandés et les pancartes brandies portaient des messages tels que : « SIMAC et la SF à 451°F », « Fin du complot des sauriens de l’ordre des Grands Banquiers », « Demain, la planète des chiens », « Martiens, Go Home ! » et autre « Guerre à la science ».

Jules crut comprendre que le seul point commun entre les individus présents étaient leur désir d’exprimer leurs désaccords.

Ah, encore ces gros fainéants d’contestataires parasites ! éructa Donald.

Il ramassa un bout de pancarte arraché et l’utilisa pour fouetter les individus qui lui barraient le passage, comme s’il eut voulu se frayer un chemin dans des taillis. La masse était si compacte et les divergences d’opinions entre les manifestants étaient telles que l’ensemble formait une cohue incompréhensible qui se pressait contre les accès du laboratoire.

Donald expliqua brièvement à Jules que SIMAC était une entreprise spécialisée dans la construction de traducteurs d’ondes cérébrales en synthèse vocale qu’elle greffait ensuite sur des chiens afin de les doter de parole.

Pourquoi faire une chose pareille ? s’enquit Jules.

Donald, abasourdi autant qu’épuisé, se dit que son invitée comprenait finalement aussi peu de choses à la science et au progrès que cette vermine contestataire : « Hé ben parce qu’on peut l’faire ! Les chiens y nous servont d’cobayes pour y donner d’la parole aux muets. Alors SIMAC continue d’en fabriquer, des chiens qui parlent, parce que ça s’vend ben, voilà tout ! »

Il fut alors contraint de cesser son balayage aérien avec son bout de pancarte car, devant lui, différents groupes se disputaient un chien qu’ils avaient soustrait des locaux de SIMAC. C’était un chien d’une race que Jules n’avait jamais vue auparavant et qu’elle trouva fort peu esthétique. Des connecteurs cérébraux, un haut-parleur et un boîtier étaient greffés sur le haut de son crâne ce qui le rendait encore plus pathétique.

Il faut lui donner une place dans la société ! Il doit être reconnu comme un individu à part entière : il faut lui donner le droit de vote et de travail ! s’exclamait l’homme qui tenait le chien par les pattes arrières.

Donnez-le moi ! s’emporta une femme en tirant ses deux pattes avant. Je vais m’occuper de lui et il aura tout ce qu’il faut pour être heureux : un panier douillet, une gamelle pleine de croquettes, des jouets pouet-pouet…

Mais n’importe quoi, mec… Tu peux pas l’enchaîner : c’est un animal libre. Il faut le rendre à la nature, déclara un troisième en montrant la forêt d’arbres morts qui s’étendait dans le brouillard acide des marécages, à l’extérieur du dôme.

Taisez-vous tous et cessez de malmener ainsi ce pauvre animal ! s’écria un autre manifestant en faisant des gestes d’apaisement de ses mains. Écoutons ce chien pour qu’il puisse nous dire ce qu’il veut ; c’est à lui de décider.

Le chien fut reposé à terre et les manifestants s’écartèrent, honteux de leur comportement tout en retenant chacun son espoir pour que le chien choisisse leur solution. Les oreilles baissées, celui-ci tremblait comme une feuille et sa longue queue était enroulée sous son ventre. Il s’ébroua finalement, sans parvenir à cesser de trembler pour autant, puis une voix synthétique sortit du boîtier de son crâne : « Si ce sont là les seules options que vous me laissez, alors peu importe. Mais par pitié, lobotomisez-moi avant. ».

Les manifestants, surpris, restèrent interdits quelques secondes avant de repartir de plus belle dans une dispute générale, se reportant la faute les uns sur les autres et se mettant des coups de pancartes.

Ah bah enfin, c’est pas trop tôt ! s’exclama Donald en se retournant.

Jules suivit son regard et vit ce qui lui sembla être des droïdes en équipement anti-émeute commencer à charger les manifestants. Tandis qu’ils s’entre-déchiraient, que Donald donnait des coups de pancarte à la volée, que le chien tremblait de peur et que les droïdes anti-émeutes avançaient en tirant des projectiles électrifiant, Jules décida que, cette fois, c’en était trop.

Ses sourcils se froncèrent et elle cria de sa rauque voix diphonique « Miniñ daislarim mağad khüsch ögredi ! ». Son cri fut si puissant que la cohue générale sembla se figer un instant. Alors Jules tourna sur elle-même en empoignant un manifestant par le col et le jeta violemment contre la ligne de droïdes qui partit à la renverse au projetant des débris d’exosquelettes.

Ah, encore d’la camelote martienne ! s’écria Donald du fond de la mêlée en apercevant l’envol de droïdes.

Jules se saisit d’un droïde au sol, lui éjecta un direct du gauche en pleine face, s’empara de son bouclier et de son pistolet électrique et se fraya un passage jusqu’au chien. Elle le souleva du sol avant qu’il ne se fasse piétiner, puis quitta l’attroupement par le côté le plus dégagé.

Le chien dans les bras, elle arriva près d’une voiture volante stationnée au sol, brisa le pare-brise et jeta le chien dans l’habitacle. Elle essaya de faire fonctionner l’appareil, en vain. De colère, elle frappa des deux poings contre le tableau de bord et, par une heureuse coïncidence, les moteurs s’enclenchèrent.

Jules, qui était une spatiopilote aguerrie, ne mit pas longtemps à comprendre comment l’appareil fonctionnait et lui fit prendre de l’altitude. En survolant la zone au-delà du laboratoire SIMAC, elle repéra son vaisseau au nord. La zone était remplie de droïdes et de scientifiques, mais peu importe. La coupe était pleine.

Au-dessus d’Odmorin qui avait été remis dans sa position de lancement, Jules orienta la voiture volante droit sur le sol et accéléra au moment où les droïdes allaient détruire l’appareil intrus. Tandis que l’humaine sautait de la voiture elle-même en pleine descente, le chien, maintenu sous son bras, eut la très nette impression que c’était là, ses derniers instants de vie.

Ça se passait maintenant : dans quelques secondes il connaîtrait lui aussi cette expérience empiriquement vraie et inéluctable que tous les êtres vivants doivent affronter un jour ou l’autre. Quelque part, il y trouva une certaine consolation et, durant la chute libre hors de la voiture volante prise pour cible par les tirs mortels des droïdes de combat, il se surprit à hurler à la mort, ce que le synthétiseur vocal traduisit simultanément par : « Allez tous en enfer bande de primates dégénérés ! »

Si on devait décrire le paradis, il ressemblerait certainement à une garenne infinie emplie de lapins à déterrer, de canards à pourchasser le long de quelques étangs, sous un doux soleil réchauffant le poil après la pluie et une multitude d’odeurs exquises à renifler et de trous à creuser. Le paradis n’aurait eut besoin de rien d’autre, vraiment.

Et c’était ce à quoi rêvait le chien en battant frénétiquement des pattes arrières et en jappant pendant qu’il dormait.

En réalité, Jules et lui n’étaient pas tombés de très haut de sorte qu’ils avaient atterri sans dommage sur le ponton que les scientifiques avaient installé contre le flan du vaisseau, occupés qu’ils étaient à essayer d’ouvrir la porte sans y parvenir. À coups de pistolet électrifiant, Jules les avait rejetés au bas de l’escalier. Cette manœuvre de riposte lui avait permis d’avoir assez de temps pour ouvrir le sas du vaisseau, s’emparer de sa tenue de cosmonaute apportée sur le ponton et de refermer le sas derrière elle.

Et les droïdes pouvaient bien tirer avec tous les projectiles qu’ils pouvaient, Odmorin était à l’épreuve du pire : les rayonnements corpusculaires ou photoniques intenses, les éruptions solaires, les rayonnements cosmiques, les températures extrêmes, les impacts de météorites… À côté, les armes fabriquées par les humains faisaient figures de lance-pierre et avaient autant de puissance sur Odmorin qu’un moustique sur un éléphant.

Aussitôt installée aux commandes, Jules avait enclenché la mise à feu et s’était arrachée de la gravité de cette planète tandis que le chien était tombé dans l’inconscience.

Il en émergea après plusieurs centaines de kilomètres et « Suis-je mort ? » fut la première question qu’il posa.

Jules, alors occupée à jouer du morin khuur, lui fit un résumé de la situation.

Allongé sur sa couche, les pattes avant croisées l’une sur l’autre et les oreilles pointues bien dressées sur le sommet de sa petite tête conique penchée d’un côté, le chien l’écouta avec un grand intérêt.

Quand elle eut fini son exposé, il se mordilla les orteils, se lécha les babines et le synthétiseur vocal greffé sur son crâne traduisit ses pensées : « Si je comprends bien, nous voilà à bord d’un vaisseau d’exploration spatiale nommé Odmorin, perdus dans l’Univers – un endroit infini, inconnu et terriblement dangereux dans lequel nous risquons la mort à chaque instant, à la recherche d’exoplanètes auxquelles nous accédons via des trous noirs activés par de la musique folklorique convertie en ondes électromagnétiques ? »

Jules acquiesça.

Mais quel est le but de cette exploration ?

J’ai la mission de trouver une exoplanète habitable pour mon peuple.

Je vois… Évidemment, en arrivant sur cette planète c’était certes un très mauvais choix.

En fait, je n’ai pas eu le choix.

Allons… Vous avez bien dû influencer les choses au moment de votre passage. Les choses n’arrivent jamais complètement par hasard.

Alors ça serait les interactions entre Odmorin et le trou noir qui détermineraient la sortie, comme si une porte pouvait ouvrir sur n’importe quelle pièce ? Mais quels seraient les mécanismes et les facteurs déterminant la sortie par rapport à l’entrée ?

Le chien abaissa les oreilles et se retourna pour se mordiller l’arrière-train.

Comment puis-je le savoir ? Je ne suis qu’un chien… Peut-être qu’au moment du passage vous aviez en tête un livre de science-fiction, ou bien que l’idée d’un monde entièrement régi par la technique vous a traversé l’esprit et vous avez ainsi atterri sur Terre, parmi les humains rendus fous à lier par leur science miraculeuse.

Jules resta songeuse, se remémorant ce qu’elle avait vécu durant ces dernières heures, tandis qu’elle continuait de frotter doucement l’archer sur les cordes. Et le chien de tempérer ses propres propos : « Mais la science ou les livres peuvent-ils rendre fous ? Est-ce que ces outils peuvent comporter des dimensions morales de l’ordre du bon ou du mauvais et exclurent ainsi de cette réflexion morale ceux qui les utilisent ? Peuvent-ils avoir de l’influence sur l’esprit humain au point de pousser cette race à l’autodestruction euphorique et involontaire ?

« Est-ce que la science est dangereuse par essence en procurant aux humains une sensation grisante de pouvoir démiurgique qui les pousse à la folie, ou sont-ce les humains qui le sont et orientent ainsi cet outil en ce sens ? Comme si accomplir des idées développées dans des fictions sans réflexion profonde et préalable concernant leurs incidences probables et incertaines sur l’environnement socio-écologique étaient un signe d’intelligence…

« Ah les humains ! Des primates abâtardis qui ne cessent de s’enorgueillir de leur capacité à fabriquer un bouton et d’appuyer dessus alors que celui-ci est le déclencheur d’un mécanisme invisible qui leur explose à la tête, voilà ce que sont les humains, dans le fond, madame. »

Ses babines formèrent un rictus.

Néanmoins, Jules Wells Gagarine, vous me voyez ravi d’être ici avec vous. J’ai toujours rêvé de découvrir le monde qui existe en dehors du laboratoire SIMAC. Mais permettez-moi de me présenter : Pythéas Pyrrhon, de la noble et antique race des podenco canario.

Il se leva sur ses grandes et fines pattes, tint bien haut la tête au sommet de son long cou, dressa les oreilles et releva la queue, qu’il portait naturellement arrondi au-dessus de l’échine. Alors la lumière d’une lointaine étoile fit briller le rouge de ses poils courts et étinceler ses yeux de miel.

Je suis directement issu de l’antique race des tesem et, en comparaison, les humains sont des singes grotesques, stupides et laids, déclara-t-il fièrement.

Jules, qui n’avait pas cessé de jouer, observait le chien, toute souriante.

Donc, tu n’aimes pas les humains ? demanda-t-elle, taquine.

Franchement, qui pourrait les aimer ?! Regardez-nous, c’est nous qu’on est les meilleurs : on est les seuls à marcher sur nos pattes arrières mais on peut pas se déplacer sans not’ voiture ! mima-t-il avec un profond dédain.

Je suis une humaine, précisa Jules.

Oh non vous ne l’êtes pas ! Vous pouvez mentir à vos pseudos congénères décérébrés par l’égocentrisme, mais pas aux chiens. Ça non, vous n’êtes pas humaine ! Vous en avez pris l’apparence, c’est tout. Je ne sais pas ce que vous êtes au juste, ni pourquoi vous tenez tant à ce que l’on vous prenne pour une humaine et, pour tout vous dire, je n’en ai cure. En revanche, vous pourriez avoir la gentillesse de me donner votre vrai nom… « Jules », c’est fort dissonant, si je puis me permettre de vous donner mon avis.

Derrière le sourire amusé de Jules, un non-humain aurait pu ressentir sa profonde et respectueuse admiration naissante pour Pythéas.

Ils observèrent la bulle rougeoyante et bleutée sur l’horizon des événements ; elle se dessinait maintenant parfaitement derrière le hublot d’observation et, au son du morin khuur, Odmorin s’y engagea. Alors, avant qu’ils ne soient tous définitivement aspirés par le trou noir à destination d’un autre univers, Jules confia à Pythéas : « Mon vrai nom est Sarantuya, et je suis une Ghalamult. »

Sophie Bonin Écrit par :

Créatrice d'Exode Cosmic et auteure des séries Sarantuya et Anthropollymie qui se distingue par son air affable et chaleureux. Son sens aigu des relations sociales et son tact légendaire sont néanmoins ternis par un cruel manque d'humour.

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